ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Suzane O'Neill
Nicoleta Esinencu, l’une des dramaturges les plus en vue de l’Europe de l’Est, signe ce texte politiquement chargé, «entre fable et chœur désenchanté», traduit par Alexandra Lazarescou et bénéficiant d’une mise en scène de Luce Pelletier.
Cinq acteurs et actrices prennent diverses poses sur des chaises, en mode distancié, et déclament un texte chacun à leur tour, en se répondant, en complétant les phrases les unes des autres, en surjouant certaines répliques, pour ensuite en danser d’autres.
Aucun.e interprète ne joue un personnage précis; c’est un «collage» de diverses voix qui rugissent sur scène, une persona collective qui exprime la douleur sociale et qui agit en porte-voix du matérialisme vantard de mauvais goût.
Tourisme du malheur
On se retrouve donc à Chisinau, capitale de la Moldavie, une ville qui regorge d’immeubles sociaux à l’architecture brutaliste dans lesquels les locataires sont empilés les uns par-dessus les autres. Cette image frappante est d’ailleurs reproduite sur une immense toile qui constitue l’essentiel des décors de la pièce, dissimulant en arrière-plan un immense drapeau américain.
Car c’est à l’Amérique que tous ces personnages rêvent, à ses blue jeans et à ses valeurs, mais surtout à son capitalisme sauvage.
Dans ce pays où l’influence se monnaie et où tout a un prix, même une vie, les personnages songent aux moments où ils ont «acheté» une meilleure position, un tremplin vers une richesse certaine, atteignable facilement en marchant sur la tête de son prochain.
On passe sans préambule du rêve d’aller s’étendre sur la plage au bord de la mer Noire, en Ukraine, avec toutes les difficultés logistiques que cela implique, à celui de posséder le pays et de contrôler le destin de ses habitants.
Un malaise maîtrisé
C’est que, dans That moment – Le pays des cons, la production allie avec une certaine fluidité deux textes d’Esinencu dont les thématiques sont semblables. On se croirait à Vegas, en train de découvrir la façade en toc du rêve américain, mais on est bel et bien en Moldavie, territoire le plus pauvre de l’Europe de l’Est et où les citoyens au bord du désespoir sont généralement prêts à bien des bassesses pour se sortir de ce marasme économique et social.
C’est en somme une pièce de théâtre qui fait réfléchir, donc, et qui refuse la pitié ou le misérabilisme au profit d’un constat lucide, et souvent humoristique. Sans le talent incisif des comédiennes et comédiens, ce numéro de funambule serait hasardeux, mais on est ici entre bonnes mains.
La scène finale, un exutoire où la parole devient superflue et où les aptitudes physiques des interprètes choisis se révèlent brusquement, fait grincer des dents; est-ce qu’on s’y libère enfin du poids de sa condition, ou est-ce qu’on embrasse plutôt fiévreusement les failles morales nécessaires à notre élévation?
C’est au spectateur d’en faire sa propre interprétation, et il y a autant d’hypothèses valables que de chaises dans ce petit théâtre.
«That moment – Le pays des cons» en images
Par Suzane O'Neill
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