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Crédit photo : Lol Crawley
Dans un long plan-séquence, László et les autres passagers du bateau l’amenant à New York essaient d’avoir un aperçu du «Land of the Free» et voient la statue de la Liberté lorsqu’ils réussissent à sortir sur le quai extérieur.
Le chaos est accablant. Nous ne voyons presque rien à l’intérieur du navire.
La musique de Daniel Blumberg ponctue cette scène d’une terreur dont László n’est pas conscient, car, dès la première scène, ses ambitions sont sans limites.
En voyant la statue en personne, il a les larmes aux yeux: l’Amérique est vue par l’architecte comme étant un pays qui promet non seulement la liberté et l’égalité pour tous, mais la réalisation de leurs rêves les plus chers. D’autant plus qu’il ne sait pas si Erzsébet et sa nièce sont vivantes, László a besoin d’espoir.

Photo: Lol Crawley
Cependant, Corbet et le directeur photo Lol Crawley nous montrent la statue de la Liberté à l’envers, signe le plus frappant que ce rêve américain» à qui László croit si foncièrement ne se réalisera pas. Ce faux sentiment est aussi exacerbé par une narration en voix off d’Erzsébet, citant un passage de Goethe: «Nul n’est plus désespérément esclave que ceux faussement convaincus d’être libres».
Cette exacte phrase sera la ligne directrice du travail de Brady Corbet et de Mona Fastvold, à qui on doit la scénarisation de ce film d’une vision complètement singulière et monumentale. D’une durée titanesque de 215 minutes, avec un entracte entre la première et la deuxième partie, The Brutalist apparaît intimidant pour un cinéphile moyen voulant un léger divertissement en salles.
Certes, Corbet et Fastvold en demandent beaucoup à leurs spectateurs, laissant plusieurs scènes ouvertes à l’interprétation. Cependant, pour un public plus aventureux qui accepte pleinement la proposition du cinéaste, le film est une grande leçon de cinéma qui explore non seulement les failles de ce «rêve américain» tant souhaité par László, mais qui vient démontrer à quel point il est impossible de l’atteindre…
Le rêve américain selon Brady Corbet
Le cinéaste montre ces failles sous plusieurs facettes. D’abord, il représente le mode de vie qu’entreprend le cousin de László, Attila (Alessandro Nivola), qui a abandonné ses racines hongroises et juives lorsqu’il a marié Audrey (Emma Laird). Il a changé son nom de famille pour Miller, afin d’ouvrir une entreprise d’ameublement typiquement américaine («Miller and Sons», alors qu’il n’a pas de fils!)
Son cousin considère cela comme un exemple du succès que promettent les États-Unis, mais Attila le rejettera éventuellement après qu’une commission pour rénover la bibliothèque du magnat industriel Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce) n’ait pas été terminée comme prévu.
Lors de la scène où Attila demande à son cousin de quitter, ce dernier est filmé complètement dans l’ombre, méconnaissable de l’homme qu’il était avant qu’il ait reconstruit sa vie en Pennsylvanie. La seule occasion dont László l’a reconnu était lorsqu’il l’a aperçu de la fenêtre de son autobus, avant de débarquer pour commencer sa nouvelle vie. C’est là d’ailleurs où Corbet réintroduit Van Buren à l’avant-plan du film, ayant reçu des éloges de la part de la communauté architecturale après la transformation initialement perçue désastreuse de sa bibliothèque.

Photo: Lol Crawley
László voit la vie qu’entreprend Harrison et ses enfants Harry (Joe Alwyn) et Maggie (Stacy Martin) comme étant un autre exemple du potentiel qu’offre le «rêve américain», mais réalisera progressivement qu’il est contrôlé et manipulé par un être voyant seulement son art comme étant une commodité commerciale. Il ne constate pas cela lorsqu’il rencontre Van Buren, qui lui propose d’entreprendre un projet architectural des plus ambitieux, mais y sera confronté directement lorsque leur relation professionnelle se détériorera.
Tout cela est mis en parallèle avec la montée du sionisme après la création de l’État d’Israël. Les adhérents voient cela comme étant leur droit promis par Dieu de former une nation indépendante où le peuple juif pourra vivre en toute sécurité. C’est ce que dit d’ailleurs Zsófia à son oncle lors d’une conversation, convaincue que c’est son obligation de faire l’aliyah pour s’y installer et construire sa vie. László, lui, rejette le sionisme et ne croit pas qu’elle soit propice à la libération des Juifs, expliquant que la vie n’y est pas aussi facile que les dirigeants du mouvement le promettent.
Immigrer en Israël est aussi perçu comme un échec pour lui, car il croit si fermement que bâtir une vie en dehors des horreurs de la guerre se passe en Amérique.
Mais il ne réalise pas que les promesses émises pour le peuple par des figures comme Harry S. Truman et David Ben-Gurion ne lui permettront jamais d’atteindre la liberté qu’il (ou sa nièce) désire tant avoir. Même en aidant Harrison avec son projet architectural, László ne pourra jamais goûter à une fraction du «rêve américain».
Ce qu’il construira va éventuellement perdurer dans l’histoire, mais l’individu va-t-il perdurer? Tout ce temps passé à bâtir quelque chose de concret vaut-il vraiment la peine si l’individu en question n’est pas là pour discuter de ses ambitions? Corbet interroge la figure fictive de Tóth à travers cette question, qui agit comme une extension de la citation de Goethe, et le fait avec une précision scénaristique inégalée.

Photo: Lol Crawley
Une histoire racontée en deux parties
Dans la première partie, «The Enigma of Arrival», Brady Corbet pose les balises de cette question en introduisant Tóth dans un paysage méconnu et le montre gravir les échelons en tant que pionnier de l’architecture brutaliste au moment où Van Buren exploite son talent.
Dans la deuxième partie, «The Hard Core of Beauty», le réalisateur détruit progressivement les idéaux de liberté qu’avait en tête László lorsqu’il a observé la figure la plus représentative de l’espoir avant même de mettre ses pieds sur le sol américain. Il serait inacceptable de décrire dans cette critique comment le scénario de Corbet et Fastvold renverse les promesses du «rêve américain», car l’expérience de visionnement de The Brutalist nous guide vers cette révélation lors d’un épilogue tragique, en 1980, lors de la première biennale d’architecture à Venise.
Ce que je peux dire, cependant, c’est que l’œuvre de Corbet est essentielle, non seulement en raison de son travail esthétique étonnant, mais aussi au niveau de son commentaire sur le fait que l’Amérique n’a jamais été aussi grandiose que ses politiciens le prétendaient. Cela est davantage d’actualité avec le prochain mandat de Donald Trump, qui promet de redonner la gloire à un pays qui, selon Corbet, n’en a jamais eu.
La première partie du film nous confronte directement avec ce fait inextricable (la citation de Goethe et la statue de la Liberté renversée sont des symboles directs), et la deuxième le fait beaucoup plus subtilement à travers un László qui se noie davantage dans ses aspirations qui se dirigent vers nulle part.
Beaucoup de critiques ont d’ailleurs discuté du fait que la deuxième partie est beaucoup plus faible que la première. On devrait plutôt dire que la deuxième partie est beaucoup plus riche que la première, surtout sur les plans thématiques et visuels. Les plans de Lol Crawley, tournés entièrement en VistaVision dans un format de pellicule 35mm qui n’est plus utilisé à Hollywood (le dernier long métrage utilisant le procédé remonte en 1961, avec One Eyed-Jacks de Marlon Brando!), sont à couper le souffle et remplis de symbolisme.
Évidemment que l’image de la statue de la Liberté sera la plus discutée, mais les moments plus intimes avec le protagoniste ont davantage de charges émotionnelles.

Photo: Lol Crawley
The Brutalist prend tout son sens lorsqu’il observe László construire ses œuvres et les contempler lorsqu’elles sont finies ou par de gros plans de son visage regardant le vide, se demandant exactement ce que tout cela signifie. Pourquoi devrait-il poursuivre cette quête folle d’un rêve non atteignable? Pourquoi devrait-il perdre son temps à travailler pour Harrison Van Buren, un individu égoïste, raciste et contrôlant qui ne le respecte pas en tant qu’humain et utilise son identité juive comme un objet de sympathie pour ses amis riches? Pourquoi est-il si obsédé par un projet qui ne le récompensera jamais, professionnellement et personnellement, et qui a terni sa relation amoureuse avec sa femme, devenue handicapée durant l’Holocauste?
Femme, d’ailleurs, qui est en douleur perpétuelle, physiquement et émotionnellement, et qui n’arrive pas à la réduire, même en se tournant vers les drogues dures, qui ont seulement amplifié sa souffrance.
Adrien Brody, Felicity Jones et Guy Pearce dominent l’écran
Représentant tout ce bagage émotionnel, Adrien Brody livre la meilleure performance de sa carrière, jouant un personnage beaucoup plus complexe que son dernier rôle dans un film traitant de l’Holocauste avec The Pianist. C’est en regardant son visage où nous sentons la lourdeur de son périple qui s’agrandit alors que les trois heures du film s’étendent. La joie qu’il ressent au début du film en voyant une terre pleine d’optimisme n’est plus perceptible lorsque Corbet arrive à sa dernière scène, et c’est d’autant plus choquant lorsqu’il nous saute en pleine face.
Felicity Jones apparaît seulement en personne lors de la deuxième partie, et il y a une raison pour laquelle Corbet a choisi d’introduire Erzsébet en voix off (et par le biais d’une photo de mariage lors de l’entracte). Le choc de la voir en fauteuil roulant est si puissant pour László qu’il croit déjà avoir échoué à son rêve avant que son projet prenne de l’ampleur, et son épouse n’est plus la même qu’elle était avant la guerre, dans sa douleur perpétuelle et sa façon de percevoir le monde.
Jones représente ce changement d’après-guerre pour Erzsébet avec une intériorité si puissante que Corbet attend très longtemps avant que ses émotions prennent le contrôle lors d’un plan séquence renversant avant l’épilogue. La carrière de Jones a malheureusement pris une chute après Rogue One: A Star Wars Story, mais avec The Brutalist, elle nous rappelle son grand talent à l’écran.
Guy Pearce est tout aussi exceptionnel, composant une figure qui, à la surface, apparaît noble et compatissante, mais s’avère tout le contraire de sa réputation. Et il n’est pas subtil dans la manière dont il campe son personnage, contrairement à Brody. Étant donné que Corbet laisse place à l’interprétation du spectateur, les deux acteurs peuvent approcher leurs personnages de différentes façons dans plusieurs scènes. Cela n’aurait peut-être pas fonctionné s’ils ne partageaient pas entièrement la vision de leur cinéaste.

Photo: Lol Crawley
Heureusement, ils comprennent exactement ce que Corbet désire raconter avec The Brutalist, un film d’une ambition si gigantesque qu’il est presque miraculeux de sortir en salle dans une époque où le cinéma populaire craint d’expérimenter avec la forme et son propos dans la peur totale d’aliéner ses spectateurs.
Mais le cinéma a une nécessité de nous faire réfléchir sur notre société en nous donnant des pistes sur notre propre vie, et ce, dans un monde promettant toujours de grandes choses, mais n’offrant rien en retour.
Le rêve américain est à nos portes, disent tous les présidents qui ont siégé à la Maison-Blanche, peu importe s’ils sont démocrates ou républicains. Après trois heures et trente-cinq minutes au cinéma, nous comprenons non seulement que ce rêve est impossible, mais qu’il n’existe pas.
Le film «The Brutalist» de Brady Corbet en images
Par Lol Crawley
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