ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Suzanne O'Neill
Dès les premières minutes, on plonge au cœur d’un brainstorming enflammé où les clichés propres aux séries d’action s’enchaînent. On y retrouve des personnages caricaturaux, une histoire sans queue ni tête, bref, une check list de critères digne d’un programme d’accès à l’égalité en emploi.
Les scénaristes semblent devoir souscrire à des principes d’inclusion. Ainsi, ils choisissent une femme pour camper le rôle de la sergente, et ils intègrent des minorités visibles et ethniques. L’une des scénaristes propose même d’intégrer une caractéristique à un personnage: «Et s’il boitait?»
Vraiment, tout y est!
Quand la fiction dépasse la réalité
La mise en scène de Didier Lucien est rythmée et sans temps mort. Les personnages exubérants prennent d’assaut la scène en gesticulant et en s’entrecoupant la parole. Ils déplacent à leur guise des panneaux coulissants transparents qui font office de tableau pour imager leur scénario. Ces panneaux sont placés à l’avant-plan de la scène… littéralement dans notre face! Ce va-et-vient vient brouiller la mince ligne entre le “réel” (les quatre scénaristes) et la fiction (la série), deux notions qui s’entremêleront tout au long de la pièce.
Déjà, une dynamique de domination est perceptible. Les hommes prennent tout le plancher: le leader des scénaristes, joué par Norman Helm, mène la barque avec ses idées dépassées, alors que le personnage campé par Alexandre Fortin prend tout le plancher, projetant d’une voix tonitruante son étroitesse d’esprit.
Le sexisme est omniprésent.
La seule femme dans l’équipe, jouée par Laura Amar, est incapable de placer un mot. Tout droit sortie des bancs d’école, cette dernière essaie tant bien que mal de faire sa place, mais ses idées sont rejetées, voire ridiculisées. En tant que femme spectatrice, ça devient réellement frustrant. On se demande à quel moment elle va exploser de colère. Et quand ce moment survient enfin, ce n’est pas tant libérateur…
Ou alors, on tombe dans l’autre extrême, soit une productrice ambitieuse et oppressante, interprétée par Marie-Hélène Thibault. Elle est le cliché de la mégère superficielle, séductrice et insensible, simplement motivée par l’appât du gain et du pouvoir.
Par contre, Colin, interprété par Irdens Exantus, nous fait littéralement oublier le monde extérieur. Quand il prend la parole pour exposer une réalité que les Blancs ne peuvent pas connaître, le temps s’arrête. Il campe ici un romancier sans expérience en scénarisation, dont l’embauche semble avoir été conditionnelle à des critères d’inclusion tels que privilégier les minorités visibles.
Il devient ainsi le pilier de l’histoire, puisque son expérience de profilage racial fera ressortir un combat de valeurs, d’idées et, certes, beaucoup de préjugés, même inconscients. L’acteur est le plus convaincant du groupe, et son jeu est d’une justesse impeccable.
Et même si l’histoire navigue entre la caricature et le drame, entraînant des ruptures de ton incongrues, celle de Colin demeure toujours bouleversante et authentique, sans jamais sombrer dans le grotesque.
C’est que les scénaristes en voulant retoucher sans cesse le scénario de Colin pour se rallier à des standards de cotes d’écoute en viennent à basculer eux-mêmes dans le cliché. Ils deviennent par le fait même la réplique des torchons qu’ils écrivent.
Les péripéties et les revirements se succèdent inlassablement comme un film d’action sans fin où le rocambolesque devient épuisant, mais la fin est spectaculaire et percutante.
Bombardement d’enjeux
Si le propos de Dix quatre est pertinent et intéressant, il n’en demeure pas moins qu’on a l’impression d’assister à une vraie pizza garnie d’enjeux sociaux.
En effet, la pièce parle de diversité, de la place des femmes dans la société, de profilage racial et de respect de nos convictions. On semble avoir réellement une checklist sous les yeux. En même temps, cette pièce offre une réflexion intéressante sur l’engagement social dans une oeuvre de fiction, en ce sens où elle questionne le type de contenu télévisuel qu’on décide de produire et de présenter au public. Est-ce que la télé ne devrait pas être un peu plus le reflet de notre société?
Chacun.e devrait pouvoir s’y reconnaître.
En somme, c’est une pièce drôle et saisissante qui repousse parfois les limites de l’acceptable. J’avoue ne pas avoir saisi une certaine transition, celle où la productrice traverse la scène d’une cadence militaire alors qu’un scénariste lui répond par un salut fasciste…
Une image choc qui frappe l’imaginaire et ne laisse personne indifférent.
Chapeau pour la réflexion que cette pièce amène, parce que ce n’est ni les médias ni le sketch de deux minutes dans un Bye Bye une fois par année qui ont le pouvoir de nous ébranler et de nous conscientiser.
D’ailleurs, le 1er février prochain à 17 h, vous pourrez assister gratuitement à une causerie en compagnie de Fabrice Vil et Didier Lucien au Théâtre La Licorne.
La pièce «Dix quatre» en images
Par Suzanne O'Neill
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de la rédaction