ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Stéphane Bourgeois
La notoriété de Robert Lepage s’est construite largement sur ses mises en scène, tant des créations éclatées de sa propre troupe Ex Machina que d’œuvres théâtrales et opératiques costaudes. Mais quelque part dans la mémoire vivait toujours le souvenir d’un comédien singulier, dont l’intelligence du texte n’avait d’égale que l’étonnante fluidité avec laquelle il arrivait à le faire circuler. C’est cet acteur que nous retrouvons pour notre plus grand bonheur et qui nous abreuve de mots filtrant comme un ruisseau ou déferlant comme un torrent. Le marquis de Sade, qui trouvait sa jouissance dans la joute dialectique autant que dans l’acte charnel, ne pouvait trouver ici meilleur interprète.
Jean-Pierre Cloutier, qui propose un abbé Coulmier empathique et troublé, semble avoir tous les talents puisqu’il a assumé l’extraordinaire traduction. Le contexte parisien de l’histoire aidant peut-être, jamais le fait que la pièce fut d’abord créée en anglais n’effleure l’esprit. C’est un texte foisonnant, étonnant de tournures et parfois de drôlerie, qui fait honneur au génie du siècle des Lumières dans sa précision. Corollaire de ces indéniables qualités, les scènes sont nombreuses et longues (non pas par manque de rythme dans le jeu ou les enchaînements), mais bien parce qu’il faut rendre justice au divin Marquis. Il faut aussi donner à toute la distribution le crédit qui lui revient dans la livraison ancrée et dynamique d’un texte qui aurait pu nous étourdir par son vocabulaire et nous saouler par sa puissance. Érika Gagnon fait particulièrement plaisir à voir et la simplicité vraie de Jean-Sébastien Ouellette est admirable.
L’éternel combat entre moralité et divertissement
Situons l’intrigue. La Révolution française a eu beau couper beaucoup de têtes parmi le clergé, la religion a eu vite fait de reprendre ses droits dans les hautes sphères du pouvoir. Sous l’ordre de Napoléon, qui ne sait plus comment le réduire au silence, Sade est interné en asile plutôt qu’emprisonné (il avait été libéré lors de la prise de la Bastille). L’abbé Coulmier lui est affecté comme sorte de directeur de conscience, dans l’espoir de le voir se repentir ou, du moins, s’assagir. Confiné, certes, mais ayant toujours accès à du papier, de l’encre et du vin, l’écrivain continue à inventer toutes sortes d’histoires sulfureuses et scabreuses et à les diffuser par l’intermédiaire de la jeune lavandière Madeleine (Mary-Lee Picknell).
De plus en plus exaspérés, le prêtre et le docteur Royer-Collard, directeur de l’établissement (Jean-Sébastien Ouellette), le dépouilleront peu à peu de tous ses supports et instruments. En vain. Car le Marquis, mis à nu mais jamais à court de ressources ni d’imagination, profitera de tout ce qui lui tombe sous la main pour assouvir son irrépressible besoin de raconter. Suffit de dire que tous les fluides (et solides) corporels finiront par trouver leur utilité. La pièce n’aurait bien sûr pas grand intérêt s’il ne s’agissait que de cela. Dans son combat personnel pour accomplir ce par quoi il existe, à savoir l’écriture, Sade lutte évidemment contre la censure et contre la mainmise de la religion et du clergé sur les consciences.
Mais en réclamant sans relâche son droit au divertissement sans égard à la moralité, l’auteur scandaleux ouvre nécessairement le débat de la responsabilité du créateur devant les répercussions de ses œuvres, une fois que celles-ci ont atteint leur auditoire. La question de la liberté d’expression, bien sûr toujours d’à-propos, se complexifie lorsqu’elle se superpose à la création artistique.
Miroirs et transparence
La pièce de Wright est bien construite en ce qu’elle installe dès les premières scènes les thèmes philosophiques cités, mais également les éléments narratifs qui serviront de ressorts dramatiques. Le chantage et l’escroquerie, au même titre que le jugement social et le traitement réservé aux femmes se déploient en ouverture dans les entretiens du docteur Royer-Collard, d’une part avec l’épouse désespérée mais pas sotte du Marquis (Érika Gagnon) et, d’autre part avec l’architecte (Pierre-Olivier Grondin) de la prison dorée que le docteur fait construire pour sa femme volage.
La mise en scène signée Lepage et Cloutier s’articule autour d’un plateau pivotant, fractionné en forme de L par des panneaux coulissants, tantôt transparents, tantôt réfléchissants sous l’effet de jeux d’éclairages (Lucie Bazzo). Ce dispositif permet non seulement de démultiplier les personnages au besoin, mais également de symboliser et de donner vie à la folie schizophrénique qui habite les murs de l’asile. Par sa mécanique et sa scénographie, il concrétise aussi un second niveau de lecture du propos, les personnages étant constamment mis devant leur propre reflet. Ce concept scénographique se prolonge en accessoires pour servir la représentation du récit de manière brillante.
Quintessence de la convention théâtrale, Quills réunit en somme tout ce que l’expérience de la représentation dramatique a de mieux à offrir, l’exigence intellectuelle au coude à coude avec l’éblouissement artistique. Attelez-vous, et allez-y.
«Quills» de Doug Wright, traduction de Jean-Pierre Cloutier, mise en scène de Robert Lepage et Jean-Pierre Cloutier, est une coproduction d’Ex Machina, du Théâtre du Trident (Québec) et du théâtre Les Nuits de Fourvière (Lyon) présentée du 16 mars au 9 avril 2016 à l’Usine C.
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Par Stéphane Bourgeois
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