ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Stéphane Bourgeois et Catherine Tétreault
Dans la foulée d’un coup d’État visant à limoger le gouverneur Georgi Abachvilli, son épouse prend la fuite, abandonnant son héritier. Celui-ci est recueilli par Groucha, une servante au sein de l’entourage du gouverneur. En dépit des risques auxquels l’expose une telle décision, la valeureuse femme parcourt le pays afin de dérober le bambin aux menaces le visant.
L’ambivalence que vit d’abord Groucha cède éventuellement le pas à une étonnante fermeté dans son désir de prémunir l’enfant contre le danger, alors qu’une vaste battue est menée dans le kolkhoze pour le retrouver. La maternité, qui lui sied d’abord aussi mal qu’un vêtement à l’étroit, vient à lui coller à la peau. La survie de l’enfant, bien que celui-ci ne soit pas issu de sa chair, justifie éventuellement toutes les bravades.
Révéler la face cachée des hommes
La guerre lève le voile sur divers instincts chez les personnages qui peuplent l’une des pièces les plus marquantes de l’œuvre de Brecht. Elle révèle la cruauté des officiers qui traquent le jeune héritier. Ceux-ci tourmentent Groucha, couvant la «demoiselle» de leurs regards concupiscents lorsqu’ils débusquent l’enfant et sa mère adoptive. Chez Groucha, la bonté totalement désintéressée qui l’anime la guide à la manière d’une lanterne à travers les méandres funèbres de la guerre.
Il semble que l’écho des bombes n’atteigne pas les campagnes, éloignées du foyer des hostilités. Ainsi le désespoir de Groucha n’émeut-il pas son propre frère lorsqu’elle parvient à se réfugier chez lui dans les montagnes. Embarrassé, il exprime à mots couverts son désir de voir sa sœur quitter son logis. L’épouse du frère – pourtant «si pieuse», comme il l’exprime avec emphase – répudie ouvertement Groucha de crainte de voir sa réputation mise à mal par la présence indésirable de la jeune femme et de l’enfant qui l’accompagne. La crainte de voir leur honneur compromis piétine les velléités humanistes de ces hôtes.
Une pièce brûlante d’actualité
Une telle complexité inhérente à la situation des réfugiés ancre la pièce dans notre monde contemporain à l’heure des déplacements croissants de populations. Elle n’est pas sans rappeler l’ambivalence que suscite leur arrivée au sein des sociétés d’accueil. Au demeurant, la condition de femme de Groucha la rend particulièrement vulnérable aux menaces qui jalonnent sa route.
Brecht se pose également en pourfendeur des privilèges d’une bourgeoisie qui méprise les masses populaires. Or, en ce qui a trait à l’héritier du gouverneur, s’il ne bénéficie pas d’une éducation princière en la présence de Groucha, elle creuse néanmoins chez lui un appétit vorace pour la vie. En le frottant à l’abrasivité du quotidien des réfugiés, elle cultive son empathie pour le sort des indigents.
Une mise en scène réussie
La mise en scène d’Olivier Normand, à qui on devait le magnifique Songe d’une nuit d’été il y a un peu plus de deux ans sur les planches du Trident, s’appuie notamment sur une ambiance sonore qui installe certaines tensions aux moments opportuns au fil de l’histoire. L’usage de percussions souligne le caractère tribal des instincts des assaillants de Groucha et de l’enfant, tandis que des touches électroniques facilitent la transposition de certaines scènes à d’autres époques, et notamment au contexte technologique actuel.
Deux musiciens à l’arrière de la scène s’agitent sous les regards de l’assistance, remémorant curieusement ce principe de distanciation que l’on associe à Brecht et qui consiste à révéler des éléments de la mécanique sur laquelle repose le spectacle, rompant avec l’illusion de réalité que procurerait celui-ci.
À ce titre, la présence d’une allée qu’empruntent les personnages au centre de l’assistance semble aussi participer d’un désir d’abattre le quatrième mur dressé entre la scène et l’auditoire. L’histoire qui lui est racontée se situe ainsi sur un même pied que la vie.
Une distribution qui brille de mille feux
La vaste galerie de personnages est campée par une distribution resplendissante. Anne-Marie Côté interprète avec sensibilité et force le splendide personnage de Groucha. S’il lui arrive de plier l’échine, la jeune femme, parachutée dans son rôle de mère, mobilise néanmoins l’entièreté de ses forces afin de charger contre l’adversité et de continuer à avancer en dépit des vents contraires.
Bien qu’épuisée et chancelante, son feu demeure inextinguible. La raison lui aurait sans doute dicté de laisser l’enfant sur le carrelage. Or, la voix de la raison a été supplantée par celle, bien plus perçante, du cœur de cette «mère courage», pour faire allusion à l’intitulé d’une autre pièce du répertoire brechtien.
Sur scène, des arcs de cercle, sur lesquels les personnages tirent des rideaux, marquent le passage du temps ou encore des kilomètres. Au fil de la pièce, on s’étonne de rire, en dépit de l’horreur qui traverse les différents tableaux. Ce rire inaltérable que Brecht parvient à faire fuser dans l’assistance, coûte que coûte et peu importe la noirceur objective des situations, a de quoi décontenancer.
Or, ne vaut-il pas mieux rire plutôt que pleurer: rire très fort au visage d’une humanité bouffie de rage et transfigurée par la peur en période de guerre.
«Le cercle de craie caucasien» en images
Par Stéphane Bourgeois et Catherine Tétreault
L'avis
de la rédaction