LittératureDans la peau de
Crédit photo : Tous droits réservés @ Aïko Solovkine
Aïko, ta curiosité et ta soif de savoir t’ont mené à entreprendre des études en histoire de l’art et en archéologie. Sauf qu’au lieu de devenir enseignante, historienne ou même archéologue, tu as choisi la casquette de journaliste indépendante, puis celle d’autrice. Quand as-tu su que les mots t’attiraient à ce point?
«Je ne peux pas vraiment remonter à la source de cette attirance et même de cette fascination tant j’ai le sentiment qu’elles ont presque toujours été des composantes de ma vie. Mais je pense que le fait d’avoir été une lectrice précoce et de ne pas avoir été scolarisée dans ma langue maternelle n’a fait qu’ancrer leur importance dans mon parcours.»
En 2016, tu as fait paraître Rodéo, un premier roman que tu as écrit en seulement trois mois… de nuit. Impressionnant! Comme si l’histoire te hantait tellement l’esprit que les mots sont sortis dans un seul souffle. Peux-tu nous résumer l’histoire et nous dire d’où t’est venue l’inspiration?
«Rodéo, c’est l’histoire d’une bande de six garçons issus d’un milieu ouvrier qui vivent en province dans une ancienne région minière à la fin des années 90. Entre fermetures d’usines, marasme économique et misère sexuelle, ils tuent leur ennui à coups de rodéos routiers dans des voitures tunées, cuites et défonce. Leur passe-temps favori: effrayer des femmes seules qui roulent la nuit sur les routes de campagnes, les routes étant le territoire de leurs pulsions et de leur rage de vivre. Un soir de beuverie, ils vont croiser une jeune femme sur le chemin. La rencontre se termine mal et la bande va devoir vivre avec les conséquences.»
«L’inspiration de ce roman m’est venue en lisant un fait divers irrésolu qui m’a horrifiée et qui m’est resté en tête, et auquel j’ai eu envie d’en proposer une genèse et un récit à la fois sec et brutal en le racontant du côté des bourreaux et non de celui de la victime.»
À travers ce roman que l’on qualifie de percutant et qui connaîtra une seconde peau chez Éditions XYZ, dans la collection Quai no5, tu dresses un portrait «de régions délaissées, où misère et désespoir sont souvent sans issue.» Quelles émotions ou prises de conscience cherchais-tu à éveiller en nous avec cette histoire?
«Ce qui m’intéresse avant tout, c’est le paysage dans lequel se déroule Rodéo, un paysage post-industriel tissé d’usines délabrées, de décharges, de friches industrielles et d’anciens d’espaces vides et stériles. C’est un paysage de défaite où une guerre a été perdue.»
«J’ai eu envie de comprendre et d’imaginer ce que devenaient ses soldats. Que leur arrive-t-il quand autour d’eux disparaissent un monde, une époque, des emplois et un mode de vie structuré par un système économique – en l’occurrence celui de l’exploitation minière – tombe en faillite? Désoeuvrés, en proie à des dérives de plus en plus violentes et nihilistes, les garçons dont il est question dans mon roman font en quelque sorte partie de cette armée battue. Il leur reste leur virilité, caricaturale et toxique, qui s’exprime lorsqu’ils sont en bande et que j’ai eu envie d’explorer. Ce n’est en effet qu’ensemble que les garçons prennent vie, osent, expérimentent, passent à l’acte. Leur addition forme un seul corps, et c’est du fond de ce corps dont il est question dans Rodéo, de cette entité dénaturée, puissante, banalement monstrueuse.»
Certaines sources nous ont informés que ton prochain roman s’intitulerait Simba, et que c’est à Montréal, dans le cadre du programme Échanges d’écrivains et de bédéistes entre le Québec et la Fédération Wallonie-Bruxelles, que tu en as eu l’idée! Quand pourra-t-on le lire et est-ce un secret d’État ou tu pourrais nous en parler un peu, même vaguement?
«Je suis toujours en train de travailler sur ce nouveau roman. C’est toujours fragile, un nouveau projet, et en parler m’est du coup un peu compliqué, non par coquetterie, mais par doute. L’idée de Simba ne m’est toutefois pas venue à Montréal; comme l’action se déroule dans une ville ou région très industrialisée comme on en trouve au Québec, ça m’a rappelé à mon séjour à Montréal en quelque sorte.»
«Simba, c’est un récit familial où, à travers l’évocation d’éléments de l’histoire belge que j’estime importants (le passé minier, la colonisation du Congo, les tueries et un fait divers sordides restés dans la mémoire collective…), j’explore la face noire du pays. La Belgique a une histoire étonnante, passionnante et méconnue, même de beaucoup de Belges. Je me suis toujours demandé comment un pays si petit et si jeune avait pu accumuler une telle quantité de cadavres dans ses placards. Je ne prétends pas y répondre dans Simba, mais j’ai eu envie de m’inspirer de quelques-uns d’entre eux.»
Si tu avais la chance inouïe de dîner avec l’autrice ou l’auteur de ton choix, vivant comme décédé.e, sur qui ton choix s’arrêterait-il, et pourquoi? Dis-nous ce qu’il y aurait au menu et de quoi tu aurais envie de lui parler!
«Sans la moindre hésitation, je choisirais un.e auteur ou autrice d’avant l’écriture, mais du début de la mise en récit; un.e de ces anonymes qui a tracé ou peint sur les parois des grottes ce qu’il ou elle voyait et faisait sens pour lui ou elle, en le restituant à travers une trame narrative qui nous est hermétique. Un temps à double flèche; il ou elle me parlerait de mon passé et de moi, de son futur. Au menu, rien de très excitant pour une végétarienne si j’en crois le régime paléolithique, mais je me rabattrais sur les fruits et légumes!»