Cinéma
Crédit photo : Matt Carr
Le petit Gaspar a 7 ans lorsqu’il voit pour la première fois 2001: A Space Odyssey (1968). Trois conséquences grandioses découleront de cette activité casanière:
1- Gaspar vivra un premier trip hallucinogène. Beaucoup d’autres suivront, comme l’on peut s’en douter. Il se fera un plaisir d’en partager quelques-uns (pensons à Enter the Void, sorti en 2009).
2- Sa mère lui expliquera enfin ce qu’est un fœtus ainsi que la genèse de sa venue au monde. Dès lors, la sexualité et l’acte de naissance deviendront de chauds sujets dans les méninges du jeune homme. Tous ses films seront saupoudrés de sexes brandis bien hauts et bien forts, et ce, à différents degrés d’explicité, atteignant un summum avec Love, sorti au Québec le 27 novembre dernier.
3- Et puis, surtout: Gaspar aura une révélation artistique. Il le dit ouvertement: sans le film de Kubrick, jamais il ne serait devenu réalisateur aujourd’hui.
Les années passeront et, en 1985, il devient l’assistant de Fernando Ezequiel Solanas sur son film Tangos, l’exil de Gardel. La même année, il réalisera un premier court-métrage, Tintarella di luna, tournage important non seulement parce qu’il y fait ses dents de cinéaste une première fois, mais aussi pour sa rencontre fortuite avec Lucille Hadzihalivolic. Celle-ci deviendra en effet la compagne de vie de Gaspar Noé et la co-fondatrice de leur société de production, Les Cinémas de la Zone, destinée à ne produire que leurs propres créations.
Au-delà de tous les problèmes liés à ce choix de financement, les deux partenaires profiteront en contrepartie d’une liberté totale sur le contenu de leurs projets, n’ayant cure de leur rentabilité monétaire. Ainsi, quelques années s’écouleront avant la sortie, en 1991, de Carne. Le jeu en valait la chandelle, puisque le film a reçu un accueil favorable à Cannes, remportant quelques dignes honneurs.
Un boucher chevalin (Philippe Nahon), au nom inconnu, élève seul sa fille Cynthia (Blandine Lenoir). Elle grandit, enfermée dans un inquiétant mutisme. De plus en plus, le boucher doit réfréner ses envies incestueuses, sa fille devenant femme (et lui la lavant encore comme une enfant). Le jour de ses premières règles, Cynthia panique et part retrouver son père à la boucherie. Dans la tête du bonhomme, les fils sautent. Il croit sa fille violée, saisit un couteau bien tranchant et part chercher le «coupable». Le boucher commet un geste ignoble, fait de la tôle puis vend commerce et appartement pour pouvoir s’en sortir. Cynthia est placée dans un hôpital psychiatrique. Le père trouve un petit boulot, s’amourache de sa patronne et met les voiles dans une autre ville afin d’y refaire sa vie.
On encourage Gaspar Noé à transformer Carne en long-métrage, tâche qu’il va accomplir des années plus tard grâce à l’aide financière de la styliste Agnès Troublé. Seul contre tous (“I Stand Alone” en version anglaise) voit le jour. À nouveau un bel accueil à Cannes, le film remportant le prix de la Semaine et le prix Très Spécial.
Sorti de prison, et après avoir abandonné sa fille pour laquelle il éprouve des sentiments troubles, un ex-boucher (Philippe Nahon, reprenant son rôle) décide de remettre les compteurs à zéro. Seul dans une société hostile. Il trouve un flingue. Au fil de ses déboires dans le marché de l’emploi, le boucher se demande sur qui il pourrait bien utiliser les trois balles contenues dans le chargeur.
Voilà qui résume brièvement Seul contre tous, un récit malsain, ersatz glorieux et barjo du déjà foldingue Taxi Driver. Livré tout comme Carne par l’entremise d’une voix off: le flot des pensées intérieures du boucher, cet homme bourru et prompt à la violence, au bout du rouleau et le cœur à la vengeance. Raciste, homophobe, misogyne, incestueux, notre anti-héros, au sens le plus drastique du terme, a du chemin à faire avant d’accéder à la béatification.
On le retrouvera une dernière fois pour la scène d’ouverture d’Irréversible. Un personnage phare, donc, dans la cinématographie de Noé. Plus effrayante encore, la notion que des gens comme le boucher puissent exister, les nerfs en boule et les doigts caressant la détente d’armes imagées ou concrètes, vivant parmi nous.
Confiant, intelligent et sachant trop bien ce qu’il fait, Gaspar Noé se joue du public et se permet de l’apostropher directement. «Vous avez 30 secondes pour quitter la salle», annonce un plan texte, suivi du décompte précédant une escalade de matériel choquant. Bon prince, ce Gaspar! Cette cassure du quatrième mur, le cinéaste la répètera pour les films à venir. Les 30 premières minutes d’Irréversible seront ainsi accompagnées d’un bruit de fond à peine audible, mais pouvant être ressenti à travers la cage thoracique, provocant chez le spectateur vertige et nausées. Pour son dernier film Love, il dit avoir eu l’idée à Cannes de jeter de l’eau sur la première rangée lors des scènes d’éjaculation en 3D projetées vers l’écran. Coquin, ce Gaspar!
La voix de l’auteur porte bien haut dès le départ et son flair visuel est indéniable. Aussi ses services seront utilisés à quelques reprises dans le monde du vidéoclip. On osera même le copier, la vidéo «All of the Lights» de Kanye West reprenant les codes esthétiques utilisés au générique d’ouverture stroboscopique d’Enter the Void.
Les montages du cinéaste d’origine argentine représentent une expérience en soi. À l’instar d’un Alejandro González Iñárritu, Noé privilégie les plans-séquences longue durée, en mouvement constant ou à l’inverse complètement statiques (pensons à cette scène insoutenable dans laquelle le personnage incarné par Monica Belluci, pour le film Irréversible, subissait un viol d’une durée elle aussi interminable). Un montage «passif-agressif» est utilisé en ce qui concerne Seul contre tous, avec zooms et travellings soudains, accompagnés de détonations de pétoires hurlantes.
Les moments calmes ne le sont jamais vraiment, pour ainsi dire.
On dénote également une fascination pour les lieux crades et l’humanité dans ce qu’elle a de plus laid à montrer; personnages drogués, miséreux, paumés, malades ou tout simplement grotesques, accentués dans le cas de Seul contre tous par un grain gros et gras laissant à la pellicule cette impression de saleté intrinsèque.
Des films sensitifs, avec pour sujets, selon les propres mots de Noé, les «pulsions mammifères de l’être humain». Une exploration des sens, un (bad)trip hallucinogène ou simplement schizophrénique, une sortie de nos zones de confort, voir tout ça en même temps.
Voilà comment nous pourrions résumer l’expérience Noé, parfaitement exposée lors de son baptême.
Mon coup de coeur de Gaspar Noé: Enter the Void (2009), avec Nathaniel Brown, Paz de la Huerta et Cyril Roy.