«L'Usine de théâtre potentiel», présenté lors du Carrefour international de théâtre – Bible urbaine

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«L’Usine de théâtre potentiel», présenté lors du Carrefour international de théâtre

«L’Usine de théâtre potentiel», présenté lors du Carrefour international de théâtre

La contrainte comme moteur de création

Publié le 11 juin 2021 par Maude Rodrigue

Crédit photo : Pascale Gauthier-D

Dispositif précaire et risqué s’il en est un: le Théâtre de la Ligue Nationale d’Improvisation offre à l’auditoire d’assister à un spectacle… créé en direct, sous les yeux étonnés des spectateur.rice.s! La distribution mène une exploration courageuse de l’infini des possibles et se livre à une saisissante démonstration d’inventivité.

Le projet puise son inspiration dans l’«ouvroir de littérature potentielle» ayant émergé dans les années 60, communément désigné par «OuLiPo».

En réaction aux surréalistes, qui se dérobaient aux contraintes afin de sonder les confins de l’inconscient, ce groupe de littérature inventive utilisait quant à lui les contraintes de manière volontaire, celles-ci constituant le point de départ pour la création.

Les oulipien.ne.s s’astreignaient à des règles telles que le lipogramme, comme l’a fait Georges Perec en évitant d’utiliser la lettre «e» dans son roman La disparition, ou encore le palindrome, lequel consiste à rédiger un texte pouvant être lu indifféremment dans un sens comme dans l’autre.

Raymond Queneau et François Le Lionnais auraient en fait cofondé l’OuXPo ou «ouvroir d’X potentielle», sorte de regroupement plus large de groupes de recherche se déclinant en une variété d’ouvroirs dans différents domaines (outre la littérature). À titre d’exemples, la bande dessinée possède son «OuBaPo» et le théâtre, son «OuTraPo».

La proposition du Théâtre de la Ligue Nationale d’Improvisation (LNI) s’inscrit dans ce sillage: par le biais de son usine à théâtre potentiel, elle offre de fabriquer une pièce (dans son intégralité!) à partir de contraintes imposées par les membres de l’auditoire.

Au total, 125 «potentiels» peuvent être générés à partir d’agencements des différents éléments scénographiques et dramatiques soumis au vote du public. De tels combinatoires actualisent le penchant pour les mathématiques qui animait les membres de l’OuXPo à ses débuts.

Le décor est sobre, géométrique: il se compose d’un prisme auquel l’équipe prête de nombreux usages, ainsi que d’un pan de mur dans lequel sont pratiquées des ouvertures horizontales et deux ouvertures verticales empruntées par les comédien.ne.s pour faire irruption sur scène.

Sauter dans le vide

Au tout début, les membres de l’auditoire sont ainsi prié.e.s de voter pour les éléments qu’ils/elles souhaitent intégrer au spectacle, à débuter par le choix de l’œuvre elle-même.

Pour la première représentation dans le cadre du Carrefour international de théâtre, les spectateur.rice.s ont jeté leur dévolu sur une réinvention de Dom Juan, boudant les alléchants Phèdre, Antigone et Hamlet qui figuraient également sur la carte du menu. L’ambiance a été agrémentée d’une musique de petit ensemble. Les comédien.ne.s évoluaient dans un espace lumière onirique et s’appliquaient à révéler la «vie future inventée» des protagonistes de même qu’à «conférer un sens nouveau» à l’œuvre.

Pour l’anecdote, il semblerait d’ailleurs que les paramètres sélectionnés pour la première représentation du Carrefour aient été, à peu de choses prêts, identiques à ceux choisis par l’auditoire lors de la toute première représentation au Festival TransAmériques (FTA) la semaine dernière.

Par le biais d’un tel dispositif, l’Usine de théâtre potentiel s’exposait à tous les risques, incluant celui d’échouer à générer sur commande une histoire digne d’intérêt. Si l’audace des interprètes force l’admiration, il faut admettre que le rythme de la représentation souffre de certaines cassures. Les hésitations, bien que parfaitement compréhensibles vu le contexte dans lequel était plongée l’équipe, détournent l’attention des dialogues.

Néanmoins, malgré les relâchements sans doute inévitables, l’intérêt se maintient tout au long du récit qui se développe. Le plaisir qu’éprouvent les acteur.rice.s à jouer est manifeste. Ils-elles sont vif.ve.s et mu.e.s par une sorte d’urgence à travers la succession des différents tableaux.

Pourquoi avoir osé ce saut dans le vide, muni.e.s d’une répartie aiguisée comme seul parachute? Quel sens doit-on tirer d’un tel flirt avec le risque? Cette prise de risque permet en fait d’accéder à un niveau rare de créativité, dans son état le plus pur et intense.

Qui plus est, les contraintes auxquelles s’astreint l’équipe du théâtre de la LNI sont révélatrices du contexte plus large dans lequel évoluent les créateur.rice.s actuellement. Il convient ainsi d’admettre que des contraintes sont déjà bien intériorisées en chacun.e, que les injonctions qui se posent aux artistes sont nombreuses.

La bien-pensance, le joug du plus offrant, ou encore les limitations financières et matérielles sont autant d’éléments qui les contraignent de diverses manières, ou encore qui les exposent aux risques de heurter certaines sensibilités et de s’aliéner conséquemment une partie de leur public ou de leurs bailleurs de fonds.

Cette notion de contraintes étant incontournable, comment donc s’y dérober, ou plutôt comment s’appuyer sur celles-ci pour poursuivre vaillamment le travail de création?

C’est à cette démonstration précise que se livre l’équipe de la LNI. Il est curieux, enfin, de constater que la soumission aux contraintes posées par un auditoire a finalement pour effet de libérer l’équipe de création de certaines des conventions qui structurent de nombreuses pièces par ailleurs, et de la tourner résolument vers un théâtre contemporain érigé, comme elle le rapporte, «sur les ruines du drame».

«L'Usine de théâtre potentiel en images

Par Pascale Gauthier-D

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