LittératureLa réplique oubliée de
Crédit photo : Albert Camus @ Tous droits réservés
Je l’avais déjà croisé. Lui, Meursault. Il m’avait laissée froide à l’époque. Je me souviens vaguement de l’avoir lu sur les bancs d’école, avec l’obligation de comprendre ce qu’on avait pas encore vécu. Mais là, en le retrouvant, je l’ai vraiment rencontré. Comme un être humain qu’on aurait jugé trop vite, qu’on aurait mal vu, mal compris.
L’étranger, c’est l’histoire d’un homme qui, dès la première ligne, apprend la mort de sa mère: « Aujourd’hui, maman est morte. » Pas de drame. Pas de larmes. Simplement ce constat. Et cette neutralité va suivre Meursault tout au long du roman. Il enterre sa mère sans émotion, passe la journée suivante à se baigner, débute une nouvelle relation. Quelques semaines plus tard, il tue un homme sur une plage, presque par hasard, presque sans raison. Puis vient le procès, l’attente et la condamnation. Le tout, raconté à la première personne, sans recul, sans introspection. Juste les faits. Les sensations. Le présent.
Parce que Meursault, c’est ça: un homme qui dit les choses comme elles sont. Sans détour. Sans chercher à enjoliver ou à séduire. Il vit dans l’instant avec une simplicité désarmante. Il ne parle pas de ses émotions, parce qu’il ne les comprend pas vraiment lui-même. Ou peut-être qu’il les comprend, mais refuse de leur donner plus de pouvoir qu’elles n’en ont. Il raconte ce qu’il voit, ce qu’il fait, ce qu’il ressent, ou ne ressent pas, avec une honnêteté brute.
C’est cette voix-là qui m’a frappée: calme, plate parfois, mais tellement vraie. Pas de drame inutile. Pas de fioritures. Juste la réalité, telle qu’elle est.
Lire Camus aujourd’hui, c’est parler dans une langue qu’on ne parle plus tout à fait. Certains mots m’ont obligée à prendre une pause, à aller fouiller sur Usito. Parce qu’on ne dit plus ça. Parce qu’on ne sait pas trop ce que ça veut dire. C’est énervant, parfois, mais c’est aussi ce qui rend l’expérience riche. Un peu comme si on ouvrait un vieux coffre, qu’on en sortait des mots oubliés, qu’on ne savait plus trop comment les utiliser, mais qu’on trouvait beaux quand même.

Illustration: Jacques Ferrandez, tirée de la BD «L’étranger», d’après Albert Camus, parue chez Gallimard
Il y a aussi des références d’époque. Fernandel, par exemple. Meursault va voir un film où il est la tête d’affiche. Mais combien de lecteurs aujourd’hui savent qui il est? Est-ce que l’histoire perd un peu de sa saveur si on ne connait pas ces références au passé? Peut-être. Peut-être pas. Ça dépend du lecteur, j’imagine.
Moi, ça m’a fait sourire. Un peu comme si Meursault m’avait murmuré une blague d’un autre temps et que je la comprenais.
Mais ce n’est pas seulement les mots ou les références qui nous ramènent à une autre époque. C’est aussi le regard sur le monde. À l’époque du récit, c’était considéré comme acceptable qu’un homme batte son chien. Qu’un homme frappe sa compagne, parce qu’il trouvait qu’elle le méritait. Qu’un agent de police frappe un prévenu. Et tout ça, dans le roman, passe presque comme un détail. Une note en bas de page. On le lit, on le digère mal, et on se dit: aujourd’hui, on ne pourrait plus écrire ça. Ou du moins, on ne pourrait plus le dire avec autant de détachement.
Et puis, il y a ces petits chocs de lecture. Comme le mot «cabanon», qu’on déduit être un petit chalet. Ou bière, qui est un synonyme ancien de cercueil. Ça nous déstabilise. On croit savoir, et puis on doute. Et c’est exactement ce que Camus nous pousse à faire: remettre en question, observer, être témoin.
Son écriture m’a rappelé l’art naïf. Ces tableaux qui semblent simples, presque enfantins, mais qui en disent long quand on prend le temps de s’y attarder. Pas de jeux d’ombres sophistiqués, pas de perspective poussée. Juste une vérité nue, à hauteur d’homme.
Et dans cette vérité, une phrase marque particulièrement. Elle arrive presque comme un murmure, mais elle résonne longtemps: «Quant à moi, je ne voulais pas qu’on m’aidât et justement le temps me manquait pour m’intéresser à ce qui ne m’intéressait pas». C’est tellement ça. Avant. Maintenant aussi. Le temps qui nous file entre les doigts. Le refus d’adhérer à ce qui ne nous parle pas, parce qu’on est déjà dépassé, occupé, distrait. Ce refus tranquille, presque poli, mais tellement révélateur.
L’étranger, ce n’est pas un roman qui vous prend par la main. Il ne cherche pas à vous faire pleurer, ni même à vous attendrir. C’est un roman qui vous laisse seul avec vous-même. Qui vous oblige à ressentir l’absurde, le vide, l’inconfort.
Et pourtant, en refermant le livre, on n’est plus tout à fait le même. Parce qu’on a vu, un peu, le monde à travers les yeux de Meursault. Et que ce regard-là, même s’il dérange, reste avec nous longtemps.
Peut-être pour toujours.