ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Danny Taillon
L’Origine de l’ère post-vérité
«Et si Charles Darwin publiait L’Origine des espèces aujourd’hui?»
C’est autour de cette question fascinante que s’articule Vous êtes animal. Dans cette pièce, Darwin (Mustapha Aramis) se réincarne en chargé de cours et candidat au doctorat en biologie à l’Université de Montréal. Après la mort de sa fille, ce dernier s’isole pour développer sa théorie de l’évolution qui, selon lui, trouve dans la mort un rôle central: la sélection des individus les mieux adaptés à leur environnement.
Cette idée sera vite déformée par les médias de gauche comme de droite.
Vous êtes animal suit ainsi Baril Guérard lui-même dans sa quête pour réaliser une pièce documentaire à la manière des bonnes gens de Porte Parole sur l’héritage de Darwin.

Photo: Danny Taillon
À propos de Jean-Philippe Baril Guérard
À ce stade-ci, alors que les bases sont posées, il m’est impossible de ne pas évoquer ma relation complexe avec Jean-Philippe Baril Guérard. Son imagination débordante, qui devrait naturellement m’attirer, prend ici une forme insoupçonnée avec ce spectacle.
Je l’admets, l’idée de situer Darwin dans le Québec contemporain, avec au centre L’Origine des espèces remis en question, est percutante.
La mise en scène de Patrice Dubois, qui emprunte ici les codes du théâtre documentaire, ajoute une dimension subtilement humoristique à la facture du show: les acteurs incarnent des témoins interviewés, et le processus de recherche devient un terrain fertile pour la création. On se retrouve alors dans un simulacre de pièce façon Porte Parole autour d’un sujet faux. Et l’ajout ici et là de détails théâtraux, tels que des effets sonores dramatiques durant les interviews soulignent l’ironie de cette histoire fabriquée de toutes pièces.
Cependant, une tension persiste. Étant atteint d’un trouble anxieux généralisé, je ressens un malaise face à la vision de Baril Guérard, que je décrirais comme révélatrice d’un «vide postmoderne». Il nous présente des personnages lucides et cyniques, pris dans les contradictions de notre époque, mais sans jamais offrir de solutions.
La fin de la pièce, ce moment où Darwin se laisse engloutir par la machine médiatique et transforme son œuvre en comédie musicale, est angoissante. C’est là qu’opère la véritable fatalité: ses personnages, pris dans les rouages du capitalisme, semblent incapables de s’en libérer.

Photo: Danny Taillon
Quand le cynisme devient une cage
Pour éclairer mon propos sur ce spectacle, je m’appuie sur le mémoire de Paul Hurtubise, Lorsque le soi est son pire ennemi: l’intériorisation du conflit dans les romans de Jean-Philippe Baril Guérard.
Hurtubise y compare les protagonistes de l’auteur à la célèbre toile de Goya, Saturne dévorant un de ses fils. L’analogie est frappante: pour préserver leur individualité dans un système capitaliste aliénant, ces personnages sont contraints de se consumer eux-mêmes. Ils deviennent à la fois victimes et bourreaux d’un ordre social qui exige leur sacrifice.
Cette image s’incarne puissamment dans Vous êtes animal. Les personnages, comme nous, sont enfermés dans un dilemme sans issue, c’est-à-dire vivre en marge et subir l’exclusion, ou bien renoncer à toute forme de singularité pour se faire digérer par la machine, à la manière de Winston dans 1984.
Ce constat résonne avec une brutalité lucide: l’individu n’a plus d’espace viable. Il est cerné.

Photo: Danny Taillon
Un théâtre documentaire à la sauce McKay
Jusqu’à sa conclusion, Vous êtes animal adopte une posture nihiliste qui rappelle les satires politiques d’Adam McKay (The Big Short, Vice, Don’t Look Up), mais transposée ici dans un théâtre documentaire corrosif.
La structure, volontairement démonstrative, dénonce les abus de pouvoir avec une efficacité indéniable: les dominants, caricaturés à outrance, écrasent tout sur leur passage… et la foule applaudit.
Mais au-delà de la charge politique, une question persiste: à quoi bon dénoncer si aucune brèche ne permet d’espérer une action? Demandez à ces créateurs de bâtir une œuvre qui conserve cette même lucidité tout en ouvrant une porte — ne serait-ce qu’une fissure — vers un engagement concret, et vous verrez grincer les rouages de leur imaginaire.
Comme si penser une résistance réelle court-circuitait leur moteur créatif.

Photo: Danny Taillon
Du cynisme à la paralysie: l’impasse Baril Guérard
Soyons clairs: à force de reproduire cette esthétique du désespoir, on fabrique un théâtre qui ne fait que refléter l’impuissance collective. Or, un∙e artiste a le choix, soit d’entretenir son public dans un marasme stérile, soit de l’amener à reconnaître les mécanismes d’oppression et à s’en affranchir.
L’œuvre de Baril Guérard, aussi brillante soit-elle dans sa mécanique, ne semble pas chercher à inspirer une action, mais à enfoncer le clou du fatalisme.
Il est donc le temps de le dire sans détour: je suis à bout de ces cyniques postmodernes qui lisent Michel Houellebecq comme une révélation et qui se complaisent à répéter que «la société va mal». Oui, c’est facile de dire que tout est foutu. Ce qui l’est moins — mais qui devrait être la tâche noble de l’art —, c’est de chercher les lignes de fuite, les gestes de rupture, les actes de révolte.
Et dans Vous êtes animal, cette possibilité de résistance, même ténue, manque cruellement.
Inciter à la lucidité, oui. Mais pour aller où?
Le théâtre a cette puissance unique: il peut désigner l’ennemi, mais aussi montrer les voies d’un soulèvement.
Dans cette œuvre, la dénonciation de la machine médiatique est percutante. Toutefois, elle s’arrête là. Elle fige. Elle laisse le spectateur dans un état d’impuissance admirative.
Or, si l’on souhaite un art réellement politique, il faut plus qu’un miroir. Il faut un levier.
La pièce «Vous êtes animal» en images
Par Danny Taillon
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Photo: Danny Taillon
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