CinémaEntrevues
Crédit photo : Tous droits réservés @ Les Films du 3 Mars
Une ouverture sur soi pour résonner avec les autres
Habité par l’art sous plusieurs formes, Khoa Lê a obtenu un baccalauréat en réalisation cinématographique à l’Université du Québec à Montréal ainsi qu’une formation spécialisée en production cinématographique à l’Institut national de l’image et du son (L’inis). Québécois d’origine vietnamienne, il s’intéresse particulièrement aux identités plurielles, une thématique qui revient plusieurs fois dans ses œuvres.
«Je m’interroge beaucoup sur mon rapport au monde, aux autres, à moi-même, à ma famille, à mes origines, à ma culture, à mes multiples identités aussi. […] Le documentaire me permet de déposer une caméra et de créer un cadre pour aller capter des moments de la vie, du quotidien et du réel, qui m’émeuvent, me touchent, me nourrissent ou m’inspirent», a-t-il raconté.
Le contact avec le réel et ses multiples interprétations possibles l’ont plongé dans une passion pour le documentaire, qui lui permet une grande liberté de raconter une histoire à sa façon. «Les gens pensent trop souvent que le documentaire, c’est du reportage, qu’on se contente d’aller chercher le réel et qu’on l’expose au public, mais c’est extrêmement subjectif! C’est mon point de vue, mon regard face à un réel que je façonne, que je formate, que je sculpte, pour proposer une expérience cinématographique […] Ce qui me plaît, c’est ce côté impromptu et spontané du réel qui prend le dessus, car il y a des choses qu’on ne contrôle pas dans le processus de création d’un documentaire. Ça me stimule beaucoup en tant que cinéaste», a expliqué le réalisateur.
En 2013, il présentait le documentaire BÀ NÔI (Grand-maman) qui a remporté de nombreux prix. Dans ce film, le cinéaste mettait déjà de l’avant ses interrogations autour de ses enracinements. Il a affirmé avoir choisi sa relation avec sa grand-mère pour exposer au public les particularités des relations familiales intergénérationnelles au sein de la culture vietnamienne.
La marginalité dans toutes ses ressemblances
Avec l’envie de poursuivre son exploration des identités et de l’affiliation à travers la famille et les ancêtres, il a entrepris un nouveau projet de film, initialement un scénario de fiction mettant en vedette des Vietnamiens∙nes issu∙es de la communauté LGBTQ+.
Afin de se sentir plus connecté à ses personnages pour mieux les représenter, il s’envole vers son pays d’origine pour élaborer un travail de recherche et pour rencontrer cette communauté qu’il connaissait en réalité très peu. Il s’est instinctivement lié d’amitié avec les gens qu’il a rencontrés, et c’est ainsi que le documentaire Má Sài Gòn a pris forme.
«Ce sont des connexions émotionnelles que j’ai eues avec ces gens-là qui m’ont amené à vouloir les mettre à l’écran. […] Leur courage et leur résilience m’émeuvent, et j’avais le goût de montrer leur quotidien. Oui, ils sont exotiques, ils sont flamboyants, mais avant tout, ce sont des humains ordinaires, et j’avais envie de normaliser leur existence. Je ne voulais pas les rendre encore plus exotiques qu’ils le sont déjà aux yeux des gens; ce ne sont pas des bêtes de cirque», a témoigné Khoa avec empathie.
Dans le film, nous entrons dans l’univers de plusieurs individus de la communauté queer qui discutent entre eux∙elles des enjeux qui les préoccupent, ou encore des belles histoires qu’ils∙elles ont vécues. Nous comprenons rapidement que, pour plusieurs, il a été difficile de s’affirmer auprès de leur famille, puisque l’importance d’assurer une descendance biologique est grandement valorisée en Asie. Malgré tout, de beaux témoignages remplis d’espoir montrent que la société évolue petit à petit et que le meilleur reste à venir.
Par exemple, une jeune femme trans raconte les débuts de son histoire d’amour avec un homme à qui elle n’avait pas révélé son identité avant de le rencontrer. Ce dernier a affronté le regard des autres, de sa famille, de ses amis, de la société par amour pour elle, car ce sentiment était plus fort que tout le reste.
Dans le même ordre d’idées d’amour plus fort que tout, une jolie citation revient à plusieurs reprises comme un mantra: «Si je devais renaître un jour, je voudrais encore être ton fils. Nous serons telles deux vagues qui se suivent, se gonflent, puis disparaissent dans l’étendue bleue de la mer.» Khoa précise qu’il s’agit d’une lettre qu’a écrite l’un des personnages à sa mère.
«Ce qu’il faut entendre, c’est ”Je serai toujours ton fils même si c’est difficile, même si tu m’abandonnes.” Ce qui me plaît, c’est cette lumière-là, cette façon d’aborder les relations humaines. Ce n’est pas noir ni blanc; on est dans la nuance. On peut se faire abandonner et quand même vouloir se rattacher à ce lieu qui nous a rejetés, c’est-à-dire la famille. Cette lettre-là, je trouvais qu’elle englobait bien la préoccupation principale des personnages», a renchéri le cinéaste.
La quête d’amour, d’acceptation et d’appartenance que vivent ces individus remet en question des tas de codes imposés par les sociétés un peu partout dans le monde. Elle mérite de sérieuses remises en question, comme le mentionne Khoa. «La thématique de l’identité est au cœur de ma démarche. […] Dans ce cas-ci, ce sont des identités de genres, des identités sexuelles, mais plus largement que ça, de nos préférences. Ce qu’on aime aujourd’hui, ça se peut qu’on ne l’aime plus demain, et tout ça est conditionné par notre environnement, un cadre social et des normes. Ça nous amène à nous poser des questions par rapport à notre propre liberté, à comment on se déploie et comment le monde dans lequel on vit nous limite», a-t-il déclaré.
La construction des identités à travers les représentations de soi
Avec Má Sài Gòn, le réalisateur souhaite non seulement sortir des clichés répandus sur la communauté queer, mais également offrir de la visibilité à la communauté vietnamienne qui s’identifie rarement dans les productions cinématographiques ou médiatisées.
«On n’est pas assez représentés et quand il y a quelque chose; on se précipite pour se retrouver! C’est super important la représentation aux écrans, dans la publicité ou n’importe où, parce que c’est comme ça qu’on se construit aussi, à travers des modèles. […] Je pense que ce film parlera beaucoup à la communauté asiatique et aux communautés LGBTQ+, mais si on le sort de son contexte du Vietnam, pour moi, la lumière que portent ces humains est universelle. Je pense qu’on est tous en quête d’espoir et de lumière, avec l’envie de se faire une place dans ce monde», a-t-il dévoilé.
L’une des femmes trans du long métrage mentionne d’ailleurs que, selon elle, aucun documentaire ne représente leur communauté sous leur vrai jour, à l’exception du film Le dernier voyage de Madame Phung. C’est donc une chance pour elle de contribuer à l’élaboration de leur image et de la façon dont la communauté est représentée à l’écran, un aspect primordial dans la démarche de Khoa. «Ils ont envie de participer au changement de mœurs et de culture. C’est une opportunité pour ces personnes-là de contribuer à quelque chose de plus grand que leur personne», a ajouté le réalisateur.
Cette «ode à l’amour» voyage déjà!
C’est avec un grand mérite que le film Má Sài Gòn a remporté le Prix Colin-Low de la meilleure réalisation canadienne au Festival du film documentaire DOXA et le prix spécial du jury de la compétition nationale de longs métrages 2023 des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM). De plus, il a été présenté en première mondiale à Visions du Réel et en première nord-américaine à Hot Docs. Son succès déjà bien établi rayonnera très bientôt chez le réalisateur, à Montréal.
«Je le prends avec beaucoup d’humilité et je suis content qu’un film asiatique gagne un prix. Ça donne une certaine visibilité à la communauté. Je suis touché, car ça veut dire que mon long métrage peut intéresser des gens et qu’on s’intéresse à ces humains, qu’on les trouve beaux. J’ai fait un travail de réalisation, mais la matière, c’est eux. […] C’est un honneur pour moi, je sais que ce n’est pas tous les jours qu’on est récompensés, mais je le prends et je le partage avec mon équipe et avec ma communauté», conclut Khoa Lê.