ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Stéphane Bourgeois
Tout le monde n’est pas Howard Beale. Tout le monde n’a pas la chance, lorsqu’on se fait montrer la porte, de pouvoir s’adresser à des millions de spectateurs pour faire un putsch médiatique. C’est ainsi que d’individu célèbre, mais néanmoins frustré, l’on devient un prophète dénonçant l’hypocrisie du siècle. Rien de moins qu’une déclaration de suicide en ondes, c’est ce que le présentateur de nouvelles lâche à ses auditeurs telle une bombe atomique déclenchée par une réaction en chaîne.
Passer d’un médium à un autre
Le spectacle que nous offre le Théâtre du Trident est le résultat d’un modelage à plusieurs étapes. Pour quiconque ne connaissant pas le film Network, il s’agit là du projet dans sa forme originale. Scénarisée par Paddy Chayevsky et réalisé par le grand Sydney Lumet, l’oeuvre cinématographique date de 1976.
Celle-ci est ensuite adaptée au théâtre par le dramaturge britannique Lee Hall et la pièce est présentée pour la première fois à Londres en 2017. La version à laquelle nous assistons est une traduction du comédien québécois David Laurin. Ainsi, il y a saut dans le temps, mais également transposition d’éléments socio-politiques et historiques. Malgré son tracé évolutif, l’histoire globale n’est pas touchée et les thèmes abordés nous parviennent bien.
Pertinence et actualité
Cependant, il peut être confondant de commencer la pièce avec des costumes qui cadrent esthétiquement avec les années 70 et des allusions au président Ford, pour ensuite remplacer les télégrammes par des Tweets, ainsi que les grandes industries par des noms qui siègent à ce jour sur l’empire du monde. Ceci, sans faire mention des iPads utilisés comme accessoires.
«L’objet lui-même – ou le médium – n’est pas le message», clame Jensen (Emmanuel Bédard), le PDG ou Dieu. Référence à l’aphorisme contraire de Marshall McLuhan «The medium is the message», elle est intéressante à plusieurs égards: parce que nous sommes au théâtre au lieu d’être au cinéma, parce que nous parlons de télévision alors que nous sommes au théâtre. Et, par dessus le marché, nous avons la télévision comme référence tenace – les petites boîtes attirent l’oeil! – alors qu’elle est plutôt rejetée par les nouvelles générations, et pas seulement par elles.
Se faire niaiser
Alors, la télévision serait un vecteur de contrôle du gouvernement d’une part, et des monstres de fortune d’autre part. Notre saturation est à fleur de peau et lorsque notre nouveau prophète nous somme d’hurler, cela va de soi, et nous sommes toutes et tous au courant. Nous savons contre quoi nous insurger, nous savons identifier un rideau qui tombe, un craquement soudain dans le miroir.
Ce que nous ne prévoyons pas, ou encore trop peu à ce jour, c’est la façon dont l’authenticité même peut se transformer en machine à son tour. Le propos est bien à jour. Ce que l’on critique par pétition ou lettre ouverte alimentera forcément les prochains discours électoraux. Et la révolution mettra en place une nouvelle dictature, celle du bien ou celle du mal pour le bien. C’est comme s’il n’y avait pas eu de cris, pas de lettre, pas de manifestation. On se fait avaler.
Réseau connecté
Le découpage de l’espace scénique est exemplaire. De parfait concert avec la scénographie de Marie-Renée Bourget Harvey et la mise en scène, l’éclairage d’Erwann Bernard sculpte avec précision les changements de lieu où se situe l’action. On observe les comédien.nes marcher dans cet espace avec naturel comme si des lignes étaient tracées au sol.
Les déplacements et les mouvements sont bien maîtrisés et l’enchaînement de la pièce en est facilité. Nous avons affaire à un texte qui, on doit le dire, est extrêmement chargé. En effet, il est très verbeux, alternant entre les discours prophétiques de Howard Beale (Denis Bernard) et les scènes de dialogues des membres de l’équipe télévisuelle concernant les cotes d’écoute et les stratégies de programmation. Mais il est certain que le contenu vaut la durée.
Ainsi, le texte est brillant, la mise en scène y répond bien, l’univers du studio de télévision est bien rendu et les personnages sont en phase avec eux-mêmes. Chacun.e assure son rôle comme il / elle se doit et on peut dire que la distribution est bien établie.
Échapper aux formes
Mais il manque un petit quelque chose. Avec ces noms américains gardés et avec accent, on dirait qu’il y a quelque chose d’emprunté sans avoir été tout à fait approprié. Et cela se reflète dans la manière que certain.es ont d’interpréter leur personnage. Les postures, les intonations, tout est identifiable pour comprendre qui joue qui et quoi dans l’histoire. Malheureusement, un manque d’originalité et de complexité se fait sentir parfois.
Alors, il serait intéressant, peut-être même judicieux, de se poser la question suivante: Les références que nous percevons via l’oeuvre à laquelle nous assistons sont-elles préjudiciables à notre intérêt et notre appréciation? Et inversement, sont-elles la source conditionnelle de notre engouement pour un spectacle?
Perturber pour captiver
Pourquoi les cotes d’écoute grimpent-elles suite à l’annonce du suicide de Beale et pourquoi redescendent-elles ensuite? Pourquoi songe-t-on à développer un concept d’émission fondé sur la transparence pour se rendre compte ensuite que la recette ne fonctionne pas, du moins pas longtemps?
Oui, les gens ont soif de nouveau, mais surtout d’authenticité. Et le caractère premier de l’authenticité, c’est la spontanéité. On voit bien que ce qui fonctionne, c’est l’imprévu. Lorsqu’une vérité est démasquée, elle en appelle d’autres qui seraient encore mieux cachées. Et l’on doit faire le triste constat que ce que l’on recherche, c’est l’effet, et non pas la substance. «Le médium n’est pas le message».
Éventuellement, on continuera de s’insurger sans réel pouvoir sur ceux qui nous dominent et qui diffusent de l’information mensongère. Or, il y a tout de même une belle réponse à cela, intime finale qui justifie l’adaptation théâtrale du film – l’altérité.
« Salle de nouvelles – Network » en photos au Trident
Par Stéphane Bourgeois
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