«Le père» de Florian Zeller avec Marc Messier et Catherine Trudeau au Théâtre du Nouveau Monde – Bible urbaine

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«Le père» de Florian Zeller avec Marc Messier et Catherine Trudeau au Théâtre du Nouveau Monde

«Le père» de Florian Zeller avec Marc Messier et Catherine Trudeau au Théâtre du Nouveau Monde

Un récit sur les méandres d’une pensée emprisonnée

Publié le 16 avril 2024 par Emilie Matthews

Crédit photo : Yves Renaud

La pièce «Le père», écrite par l'écrivain, scénariste et réalisateur français Florian Zeller, a connu un immense succès lors de sa sortie en France en 2012, en plus de récolter trois Molières en 2014. Son adaptation cinématographique, disponible sur Prime Video, et qui met en vedette Anthony Hopkins et Olivia Colman, a été fort bien accueillie par le public et a même été sacrée meilleur film de 2020 et du XXIe siècle! Aujourd'hui, c'est Marc Messier qui incarne le rôle principal du père dans cette adaptation d'Emmanuel Reichenbach présentée en supplémentaires jusqu'au 21 avril au Théâtre du Nouveau Monde.

Prisonnier d’une maladie impitoyable

La pièce met en scène André, un homme de 88 ans atteint de la maladie d’Alzheimer, et sa fille Anne, jouée par Catherine Trudeau, qui le loge chez elle et son mari, Pierre. Ce dernier encourage Anne à plusieurs reprises à placer son père dans un centre de vie assistée. De son côté, André persiste à refuser l’aide de sa fille, convaincu qu’il est toujours autonome et en parfaite santé.

En tant que jeune adulte dont la grand-mère est atteinte de la maladie d’Alzheimer et qui vit actuellement en EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) à Paris, j’avais une petite idée de la façon dont la pièce se terminerait dès les premiers instants où les souvenirs d’André se confondaient entre ceux de sa fille Anne, en face de lui, et son autre fille, décédée dans un accident il y a longtemps.

L’adaptation de Reichenbach, auteur et metteur en scène ayant participé à la création de Théâtre Catastrophe du Nouveau Théâtre Expérimental (NTE), nous plonge progressivement, comme à peu feutrés, dans le quotidien et l’état d’esprit d’André, qui se détériore néanmoins rapidement.

Dès les premiers signes d’oubli d’André, Marc Messier sait incarner avec subtilité et justesse la fragilité et la confusion de son personnage. Par exemple, lorsqu’il égare sa montre dans son appartement ou qu’il est convaincu qu’une des aides-soignantes engagées par Anne l’a volée sous son propre toit.

Photo: Yves Renaud

Il n’y a pas à dire, ces moments m’ont replongé à l’époque où la maladie de ma grand-mère en était arrivée à ce stade, et qu’elle me demandait sans cesse de lui montrer son passeport vaccinal pour être certaine de pouvoir prendre le train et de rentrer chez elle, si besoin.

Même si, en tant que spectatrice, j’ai évidemment été touchée face à l’état dégénératif d’André, je dois admettre que ces moments comiques, disséminés çà et là, ont apporté de la légèreté au récit. Le public, par moments, a éclaté de rire, à l’instar d’Anne, lorsque son père avait le don de faire rire une nouvelle aide-soignante, Laura (Sofia Blondin), en prétendant qu’il était autrefois danseur de claquettes (bien que ce ne soit pas du tout vrai!)

C’était une représentation à la fois poignante et fidèle de ces fameux «moments où il vaut mieux en rire qu’en pleurer» qui sont si fréquents lorsqu’un proche souffre d’une maladie neurodégénérative comme l’Alzheimer.

Cependant, les rires ont été de courte durée: l’état d’André se détériore à une telle vitesse, qu’il se perd lui-même, tout en oubliant ceux qu’il aime, ceux qui ne souhaitent que son bien.

Un seul malade, une famille entière dans la souffrance

La pièce Le père met habilement en lumière les répercussions de l’Alzheimer sur les proches du malade.

Alors qu’André perd progressivement ses repères en mélangeant les souvenirs et les époques, devenant de plus en plus perturbé d’une conversation à l’autre, Anne et son mari Pierre en arrivent à avoir les mains et pieds liés dans une routine qui devient vite insupportable pour le couple. La preuve, deux scènes au dialogue identique se succèdent, où Anne exprime son désarroi concernant son père, alors que Pierre lui demande de changer de sujet; visiblement confuse elle-même, elle s’excuse et demande un verre de vin, puis recommence à parler de son père…

Cela m’a rappelé ma mère, d’une fidélité inébranlable, qui se lamentait sur le sort de ma grand-mère, tout en cherchant désespérément une alternative pour la garder à la maison, loin de l’EHPAD.

Photo: Yves Renaud

Fayolle Jean Jr, dans le rôle de Pierre, incarne parfaitement le beau-fils détestable qui manque cruellement d’humanité lorsque que ses propres envies se trouvent freinées. En effet, dès qu’Anne s’absente, il en profite pour s’adresser à son beau-père avec un manque de respect flagrant, lui demandant, alors qu’il est désorienté, s’il n’en a pas marre de «faire chier le monde» ou s’il a l’intention de «les faire chier encore longtemps».

Jusqu’à présent, je pouvais comprendre le ressenti de Pierre, lequel est agacé par l’incapacité de partir en vacances ou de lire tranquillement chez lui, en raison de la présence constante d’André et des soins que sa présence exige. Mais la tension a monté en crescendo lorsque Pierre, dans un moment de colère soudaine, gifle André à deux reprises. Soudainement, tout sentiment de sympathie envers Pierre avait disparu. C’était comme assister à une scène où un adulte abuse de son pouvoir et s’en prend à une personne sans défense, par exemple à un enfant.

Cet acte était d’une cruauté à s’en rendre malade.

Noémie O’Farrell et Adrien Bletton, en «bonnes doublures», ont tous deux apporté une dimension supplémentaire à la pièce dans leurs différents rôles, d’abord ceux d’une aide-soignante et d’un médecin travaillant au centre de vie assistée, puis ceux d’Anne et de Pierre à des moments clés du spectacle.

Cette double interprétation soulignait d’autant plus la confusion d’André quant à l’identification des gens qui gravitent autour de lui. Les transitions entre ces différents personnages ont certes contribué à mélanger le spectateur, mais elles reflétaient bel et bien l’état mental confus d’André.

Un fil conducteur inattendu

À mon sens, ce n’est pas l’un des acteurs qui donne le rythme à la pièce; c’est plutôt le décor. Chaque fois que les lumières s’éteignaient à la fin d’une scène, un changement de décor était en train de se produire dans l’obscurité.

Photo: Yves Renaud

À chacune de ces transitions, des objets et des meubles disparaissent. Au début du spectacle, on se retrouve dans un somptueux appartement, garni de bouquets de fleurs, de bibelots et de meubles, pour finir dans une pièce archi vide, à l’exception du lit du centre de vie assistée où André termine ses jours. Ces changements de décor subtils, progressifs et percutants symbolisent le vide qui se forme dans les souvenirs d’André. Le mobilier de ses souvenirs nexiste plus; tout a disparu.

Le décor sert en réalité de boussole au public qui suit tant bien que mal la progression de l’état d’André.

De plus, j’ai remarqué que la scène est divisée en deux par un poteau noir. Je l’avoue, au début du spectacle, je ne l’avais pas du tout pas remarqué celui-là! Cependant, au fil de la pièce, j’ai remarqué que les personnages prenaient leur place sur scène en fonction de ce poteau. À mesure que la maladie d’André progresse et qu’il perd pied avec la réalité, il se retrouve souvent d’un côté du poteau, tandis que les autres acteurs, comme sa fille ou son aide-soignante, se trouvent de l’autre côté. Ce clivage matériel est une preuve de l’éloignement croissant entre André et tout ce qui constituait l’essence même de sa vie.

La pièce se termine par une prestation extrêmement touchante de Marc Messier, contraint de suivre une routine matinale axée sur la prise de médicaments et le lever du lit, seul meuble de sa chambre.

Ainsi, la boucle est bouclée: André est redevenu un enfant; un enfant de 88 ans qui a été marié, qui a eu deux filles chéries et qui possédait un magnifique appartement dans lequel il était heureux et confortable. Pour les spectateurs ayant une expérience avec un proche souffrant d’Alzheimer, je ne pense pas avoir été la seule à avoir eu la larme à l’œil.

J’ai également eu l’impression de revoir une petite fille que je n’ai jamais connue à travers le visage de ma grand-mère en lui rendant visite à l’EHPAD.

Marc Messier incarne parfaitement ce «retour à la case départ». Effectivement, une fois que toute notion chronologique de sa propre vie a disparu et que le temps n’existe plus, il semble compréhensible que l’esprit se tourne vers une enfance réconfortante, même si elle reste malheureusement hors de portée, et ce, pour toujours.

Enfin, la pièce se termine sur les paroles d’André qui demande à son aide-soignante: «Et moi, qui suis-je?», illustrant ainsi le dernier cercle de l’enfer qu’est la maladie d’Alzheimer: vouloir faire connaissance avec soi-même, tout en étant incapable de se reconnaître.

La trilogie de Florian Zeller

Le père est l’une des trois pièces qui composent la trilogie familiale de Zeller.

Pour continuer à suivre l’histoire d’Anne et de sa famille, découvrez La mère, qui explore la solitude d’Anne une fois que ses enfants ont quitté le nid, et Le fils, jouée en 2022 au Théâtre du Rideau Vert, et qui se concentre sur la vie de son adolescent dépressif, Nicolas.

Ne ratez pas l’occasion d’assister à cette représentation poignante et touchante au Théâtre du Nouveau Monde en supplémentaires jusqu’au 21 avril 2024. Pour acheter vos billets, visitez le www.tnm.qc.ca/2023-2024/le-pere.

La pièce «Le père» au TNM en images

Par Yves Renaud

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