ThéâtreEntrevues
Crédit photo : Yves Renaud
S’approprier le passé d’une étrangère
La Femme qui fuit nous transporte à l’époque de la Grande Noirceur et dresse le portrait de Suzanne Meloche. Cette artiste, devenue épouse et ensuite mère, se sentait écrasée par l’idéologie d’une société catholique dans laquelle les femmes étaient privées de liberté.
Fréquentant des signataires du Refus global, ce manifeste lancé par le mouvement des automatistes, elle a décidé de quitter son mari et ses jeunes enfants pour militer pour les droits civils et vivre pleinement de son art en voyageant à Paris, à Londres ainsi qu’à New York. Au cours de sa vie, cette femme aux histoires éphémères a fui à la fois sa famille, le sort misérable imposé aux femmes, mais aussi ses liaisons amoureuses.
De son côté, la narratrice, cette femme qui cherche, a tenté de renouer avec celle qui a abandonné sa mère, sans réel succès. Au décès de cette dernière, elle a vidé son appartement et a découvert des parcelles de son passé, de son identité. Ainsi, elle a reconstitué la vie de cette inconnue inspirante malgré ses choix radicaux.
Faire résonner un sentiment au diapason des mères
Étant très proche de l’écrivaine depuis l’adolescence, l’actrice Catherine De Léan, que l’on a pu voir entre autres dans District 31, Nuit #1 et À cœur battant, a confié avoir connu cette histoire ainsi que ses personnages depuis fort longtemps. Elle a d’ailleurs été témoin de la genèse du roman; lorsque Anaïs portait son troisième enfant et cherchait de quelle façon lui raconter son histoire généalogique.
C’est le désir de raconter l’histoire des femmes qui a instantanément rejoint la comédienne.
«Toutes les mères ont vécu ce sentiment d’étouffement, de ne pas se sentir exister, de ne pas s’entendre penser, d’avoir quelque chose qui gronde en dedans et qu’on ne peut pas écouter, qu’il faut toujours mettre de côté, et que, finalement, on retrouve ou pas vingt-cinq ans plus tard, parce qu’on l’avait oublié. Les femmes avant nous l’ont vécu. Les femmes le vivent encore maintenant, et celles dans d’autres pays aussi», a-t-elle dévoilé.
En raison de leur amitié, il allait de soi que la voix de la narratrice serait jouée par Catherine. Cela dit, elle n’incarne pas seulement Anaïs; elle porte son histoire.
L’écriture dramatique a été confiée à l’auteure Sarah Berthiaume, connue pour ses créations théâtrales telles que Wollstonecraft et Yukonstyle, ainsi que comme comédienne et scénariste. Également touchée par ce combat intérieur de toute maman, elle projette cette réalité à travers son art.
«Le roman, je l’ai lu sans savoir que je l’adapterais, évidemment. Je l’ai lu comme un roman de vacances lorsque j’étais enceinte de mon premier enfant. Puis, je me souviens que ce qui était venu me parler, c’était ce drame d’une femme artiste qui, tout à coup, se retrouve à enfanter et à ne plus avoir d’espace pour pratiquer son art», a raconté la dramaturge en songeant aux enjeux actuels des femmes.
«Tu es dans le don et il faut que tu te mettes à la hauteur de ces petits êtres qui ont un besoin immense et absolu d’attention et d’amour. C’est dur d’être complète quand tu exécutes ces tâches-là. Ça prend des bouffées d’air pour pouvoir se retrouver, être entière et continuer à faire ce qu’on aime.»
S’unir tout en demeurant différents
Pour sortir des faits historiques et de l’imitation des personnages que tout le monde connaît, comme Jean Paul Riopelle, Pierre Gauvreau et Françoise Sullivan, pour ne nommer que ceux-là, la pièce La femme qui fuit propose une version peu figurative où un chœur donne la réplique à de multiples Suzanne.
«C’est comme si j’avais détricoté le roman de tous ses motifs merveilleux et repris le même fil pour en faire de plus simples afin qu’on puisse le consommer d’une traite, dans une temporalité, tout le monde ensemble», a expliqué Sarah Berthiaume pour décrire son travail d’adaptation.
«Tout le contexte historique était tellement bien écrit dans le roman, c’est-à-dire, la Grande Noirceur, les automatistes et toute la situation du Québec à cette époque-là. On a donc fait le pari de le transposer dans la forme du spectacle», a-t-elle ajouté.
Orchestrée par la renommée Alexia Bürger, la mise en scène promet des tableaux hors du commun mêlant plusieurs disciplines et même des aperçus de l’œuvre de ladite Suzanne Meloche. Tout se joue dans le ressenti évoqué par l’ambiance créée avec la musique, la danse, les voix et la lumière.
Dirigeant le chœur, Catherine De Léan est entourée de nombreux∙ses interprètes dont Jean-Moïse Martin, Olivia Palacci et Daniel Parent, qui gravitent autour de Suzanne, incarnée par Éveline Gélinas, Marie-France Lambert, Louise Laprade, Zoé Tremblay-Bianco, Anna Sanchez, Agathe Ledoux et Justine Grégoire.
«C’est une drôle de place d’être la narratrice, parce qu’on raconte l’histoire en chœur à dix-neuf interprètes. Je suis le coryphée et je dois être quelqu’un, mais pas trop. Je suis un canal qui permet au public de recevoir l’histoire; je suis le point d’ancrage. C’est une fine place à trouver pour savoir comment je fais pour exister, moi. En même temps, avec la proposition artistique, on nous demande d’amener notre propre couleur dans la narration», a révélé la comédienne.
«On essaie de mettre toutes nos consciences ensemble pour se rallier au même endroit. Il y a quelque chose de très ordonné dans la mise en place: on est dix-neuf interprètes très vivants, et c’est notre humanité qui va donner la force et le souffle à cette partition», a-t-elle renchéri.
S’écouter pour mieux avancer ensemble
Avec La femme qui fuit, les artistes souhaitent en quelque sorte unir le public afin qu’il ressente ce sentiment d’appartenance et d’unicité pour pouvoir faire avancer les choses.
«L’une des forces du roman, c’est qu’Anaïs prend son histoire familiale qui a un trou dedans et elle la répare avec de la fiction. Ce geste, je le trouve beau et signifiant. C’est cet acte qui me touche et que j’espère prolonger en l’adaptant pour la scène», a admis l’adaptatrice. «Souvent ce sont les histoires les plus intimes qui sont les plus universelles et qui parlent au plus grand nombre. Je pense que c’est l’un des pouvoirs du roman, en fait, ce pouvoir rassembleur de parler au “nous”».
«Elle nous donne accès à la matière de ce que c’était cette ébullition artistique, cette radicalité, ce désir de se révolter et de dire non. C’est comme si, ensemble, on s’approprie notre propre histoire, on la redécouvre», a affirmé Catherine De Léan, avant de conclure avec ses propres impressions sur le projet. «Ce qui arrive dans le spectacle, c’est qu’on va être un beau nous, tous les spectateur∙trices et le chœur aussi, à vivre cette expérience d’une collectivité qui a une conscience, qui existe dans l’espace et dans l’histoire. Je pense que ce spectacle peut renouer avec la fibre révoltée contre une société en immobilisme. Ça peut réveiller cette chose-là en nous.»
Tissé par quatre femmes artistes et mères, ce spectacle original éveillera sans aucun doute les questionnements sur les enjeux de société encore actuels malgré leurs progrès durant les dernières décennies.