ThéâtreEntrevues
Crédit photo : Courtoisie d'Espace GO
Lorsqu’on lui demande ce qui pourrait nous surprendre dans La vie utile, Evelyne de la Chenelière répond simplement « Tout! » Elle-même semble avoir été étonnée par le développement de son chantier d’écriture et par ce qui a pu en être tiré, alors qu’il n’était pas destiné à devenir une matière théâtrale et qu’il ne s’agissait pour elle que d’une démarche de recherche formelle. « Je ne voulais pas écrire dans le but de voir apparaître une forme théâtrale ou toute autre forme domptée, maîtrisée. C’est une manière, pour moi, de me positionner par rapport à l’art qui, je trouve, existe au cœur même de la recherche, de l’errance, du tremblement de la forme. »
En effet, celle qui aime la forme embryonnaire de tout objet, être vivant ou projet, cette forme «en devenir, incertaine, avant quelque chose de plus présentable», avait le sentiment en créant son chantier d’écriture de fouiller le tremblement de la forme et son potentiel infini. Il n’y a qu’à prendre connaissance de Mur mur(e), une première lecture présentée à l’occasion du FTA en 2015, du déambulatoire sonore Le bruit du mur en 2016, du texte Nous reprendrons tout ça demain de Justin Laramée qui a pris possession des mots d’Evelyne de la Chenelière pour les organiser en pièce de théâtre, puis, enfin, de La vie utile de l’auteure elle-même, pour constater l’infinité de possibilités et de configurations que ces mots offraient aux esprits créatifs.
Lorsqu’il lui a fallu répondre à ce chantier en écrivant elle-même un texte dédié à la scène, mais aussi à l’écriture scénique de la metteure en scène Marie Brassard, l’auteure s’est penchée sur ce qu’était devenu le mur après ses trois couches d’écriture et y a trouvé un sens jusque-là caché : « Il me semble que j’ai délibérément choisi de poser un geste inverse au progrès, inverse à la diffusion infinie de la pensée que permettent l’imprimerie et, un peu plus récemment, l’informatique. Peut-être, au fond, ai-je cherché l’endroit de l’écriture où se loge le paradoxe intrinsèque du geste d’écrire. Ce geste qui trace une empreinte que l’on rêve indélébile. Ce geste qui pourtant sait que tout est voué à la disparition et à l’oubli. »
Pas étonnant, donc, que pour La vie utile Evelyne de la Chenelière ait imaginé Jeanne, un personnage qui discute avec la Mort auprès de qui elle tente de négocier un sursis à sa vie. L’auteure est visiblement fascinée par le temps; par son côté infini autant que par sa capacité à filer et à laisser des éléments se fondre dans l’oubli. Les parents de Jeanne sont d’ailleurs décédés, et celle-ci tente de défier l’emprise du temps et de les imaginer à nouveau vivants, mais aussi de se revoir elle-même à l’enfance, puis à l’adolescence. Mais partout dans ces souvenirs, le spectre de la faute rôde, puisque les images et préceptes de la Bible et du Précis de grammaire française enseignés par ses parents l’ont pétrie et pétrifiée – tout comme l’auteure.
Si le personnage de Jeanne porte ce nom, c’est pour faire écho à Jeanne d’Arc, figure héroïque à laquelle la jeune Jeanne rebelle s’identifiait.
« Jeanne d’Arc est une figure ambigüe. Elle incarne la foi, le courage, la résistance, l’abnégation de soi pour une cause, mais elle incarne aussi le combat, la guerre, la croyance en la pureté d’une race, la haine de l’étranger. J’aime cette ambiguïté qui est la même que tout ce que proposent les religions », analyse de la Chenelière, toujours prise dans ces réflexions au sujet de la religion et de la rigidité entre le bien et le mal, cette « vision du monde qui peut être très angoissante, parce qu’on peut se tromper radicalement à chaque moment de sa vie », dont elle nous parlait en entrevue, en 2014, aux balbutiements de sa résidence d’artiste à ESPACE GO.
Fidèle à son habitude, l’auteure valse ici encore entre les temporalités et les niveaux de réel, et ses personnages de La vie utile apparaîtront donc tantôt vivants, tantôt dans un espace-temps indéfinissable et flou, comme lorsque Jeanne – Jeanne ou Jeanne d’Arc? – tombera à cheval au cœur d’une sombre forêt et que sa chute sans fin étirera la durée de sa vie utile. « L’expression vie utile est habituellement employée pour parler des autoroutes, des ponts, des électroménagers. Nous sommes à une époque qui considère bien peu la vie des vivants », avance Evelyne de la Chenelière, avouant que le choix du titre de sa pièce était une façon de faire écho à cette manière utilitaire de considérer les vies humaines.
Finalement, tout dans cette pièce s’entremêlera, mais toujours dans une volonté de représenter la complexité de la démarche de recherche que de la Chenelière a entreprise en 2014. Rien n’est simple lorsqu’on s’interroge sur la vie, le temps et le recommencement, et l’auteure terminait d’ailleurs son chantier d’écriture avec ces phrases : « Pour te reposer de l’aspect du monde, il faut fermer les yeux. Fais de beaux rêves. Maintenant il faut rêver. Ce ne sera pas de tout repos ».
Celle qui n’a pas l’impression d’avoir forcément bouclé la boucle de sa résidence avec La vie utile est néanmoins certaine que cette expérience et son aboutissement auront bousculé sa pratique, ses désirs et même ses intuitions enfouies, et elle espère créer un effet semblable sur le public. « J’aimerais que cette forme théâtrale fasse un long chemin à la fois dans la tête, le cœur et le corps des spectateurs. Je crois que ce spectacle s’adresse à toute une part inconsciente de soi, et c’est cette part que j’ai envie de solliciter. »
La pièce La vie utile d’Evelyne de la Chenelière, dans une mise en scène de Marie Brassard, sera présentée à ESPACE GO du 24 avril au 1er juin 2018. Achetez vos billets dès maintenant au www.espacego.com/la-vie-utile.
*Cet article a été produit en collaboration avec ESPACE GO.