«La cantatrice chauve suivie de La leçon» d'Eugène Ionesco au Rideau Vert – Bible urbaine

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«La cantatrice chauve suivie de La leçon» d’Eugène Ionesco au Rideau Vert

«La cantatrice chauve suivie de La leçon» d’Eugène Ionesco au Rideau Vert

L'incroyable destruction linguistique de l'absurde d'avant-garde

Publié le 6 février 2017 par Benjamin Le Bonniec

Crédit photo : Jean-François Hamelin

Près de 67 ans après sa création, le chef d’oeuvre d’Eugène Ionesco a suscité l’enthousiasme et l’engouement autant de la critique théâtrale que des metteurs en scène et du public. Pièce inaugurale du théâtre de l’absurde, La cantatrice chauve parodie et tourne en dérision cette bourgeoisie anglaise bien propre sur elle. Si Ionesco permit au sortir de la guerre de proposer une conception visionnaire du théâtre, c’est aujourd’hui le metteur en scène Normand Chouinard qui nous offre une version contemporaine de ce classique pas si classique que ça, en donnant la part belle à une distribution sans égale. Présentée du 31 janvier au 4 mars 2017 au Théâtre du Rideau Vert, La cantatrice chauve suivie de La leçon invite le public au cœur de l’avant-garde absurde du début des années 50. Immanquable.

Dans une didascalie initiale où la pendule d’un salon cozy sonne les «dix-sept coups anglais», Mme Smith (Dorothée Berryman) s’exclame: «Tiens, il est neuf heures», et entame un long bavardage sur le repas qu’elle vient de partager avec son mari Mr. Smith, le claquant Carl Béchard. Aussi inattendus qu’incohérents, ses propos plongent immédiatement l’auditoire dans un processus de déconstruction linguistique où l’absurdité du dialogue permet à Ionesco à la fois de décortiquer le réel, tout en raillant la société contemporaine, par ses clichés, ses non-sens et ses non-dits.

À travers cette scène d’exposition, Ionesco poursuit sa mise à mal des conventions théâtrales, déconstruit le théâtre pour le tourner en dérision, et s’inscrire à contre-courant du théâtre classique. Comme le suggère le sous-titre de la pièce originale, La cantatrice chauve est une «anti-pièce», elle revêt cette particularité par l’absence réelle d’intrigue, la futilité et l’insignifiance des dialogues, le manque de cohérence et par-dessus tout l’absence significative d’un système d’énonciation, soit le choix du dialogue ou du monologue, lui préférant une communication qui deviendra crescendo problématique.

L’arrivée des Martin (Sylvie Drapeau et Luc Bourgeois), annoncée par la bonne Mary (Danièle Lorain), laisse place à un échange entre Mme Martin et Mr. Martin qui, aussi surprenant que cela puisse paraître, ne se connaissent pas. Policé, attendu, le discours proposé n’est que politesse et amusement. Entre les répétitions, la dénonciation des clichés, les coïncidences et les contractions, Ionesco nous invite dans un théâtre abracadabrant, curieux, inexplicable mais toujours désopilant.

L’arrivée d’un pompier (Rémy Girard) alimente la polémique et provoque le mystère. Sur fond d’enchevêtrements anecdotiques et de considérations généalogiques aussi stériles que vaines, la pièce deviendra le lieu d’une indignation des Smith à l’égard de leur bonne. La prise de congé du soldat du feu annonce une scène terminale d’anthologie où les protagonistes se confondront en non-sens jusqu’à ces onomatopées légendaires et ces répétitions mécaniques foisonnantes. Mme. et Mr. Martin se retrouvent alors en lieu et place des époux Smith pour un déroutant recommencement.

Normand Chouinard, qui a tenu lui-même le rôle du pompier en 1996 dans ce même Théâtre du Rideau Vert, s’applique à donner vie à l’ingénieux texte de Ionesco. Reproduisant habilement l’effet comique comme l’étrangeté recherchée, Chouinard élève le non-sens des propos tenus par une direction d’artistes remarquée. Et, derrière ce discours étriqué, angoissant et absurde, le metteur en scène québécois cherche inlassablement à élever et à sublimer le texte originel.

S’il place admirablement le théâtre de l’absurde par ses lieux communs, ses non-références et son humour dans des dimensions contemporaines appropriées, le mérite ne peut être retiré à ce quatuor d’acteurs (mentions spéciales à Dorothée Berryman, rayonnante, et au fringant Luc Bourgois).

La leçon

Représentée depuis sa création dans un plateau double avec La cantatrice chauve, cette pièce mineure d’Eugène Ionesco poursuit la volonté de l’auteur de démontrer l’incapacité de l’homme à communiquer. Si «le langage est le propre de l’homme», la pièce révèle ce drame langagier où l’homme entre en décadence. Écrite dans le but d’analyser et de tourner en dérision les arcanes du pouvoir, La leçon peine à trouver les consonances et l’amplitude nécessaire.

Dans le texte, Ionesco s’évertue à utiliser les mêmes procédés comiques jusqu’à l’absurde en dénonçant l’inquiétant pouvoir du professeur (Rémy Girard) sur son élève (Rosine Chauveau-Chouinard). Mais si ici les acteurs se montrent encore à la hauteur des besoins de l’interprétation, c’est dans le choix de proposer toujours aujourd’hui l’enchaînement de ces deux pièces que la question se pose. La persuasive et irrésistible Cantatrice chauve ne laisse que des miettes à cette Leçon d’un autre temps.

Et si Normand Chouinard avait préféré ne pas reproduire ce que fait le Théâtre de la Huchette à Paris depuis 60 ans, peut-être aurait-il été là aussi le moyen d’afficher un peu plus la grandeur contemporaine et universelle de La cantatrice chauve, et ainsi montrer ainsi la place singulière de cette œuvre dans l’histoire du théâtre.

L'événement en photos

Par Jean-François Hamelin

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