«Reflektor» d’Arcade Fire – Bible urbaine

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«Reflektor» d’Arcade Fire

«Reflektor» d’Arcade Fire

On s’agenouille devant Son Excellence

Publié le 30 octobre 2013 par Emmy Côté

Crédit photo : Universal Music

Depuis la fin de l’été, tous les yeux sont rivés sur Arcade Fire. Et pour cause. La bande montréalaise menée par le couple Butler-Chassagne a mis le paquet pour enregistrer et promouvoir ce nouvel album double dont la pochette met à l’honneur la légende d’Orphée et d’Eurydice. Certainement le disque le plus attendu de cette fin d’année, Reflektor plonge l’auditeur dans un monde d’électro-disco dansant, où une modernité de cristal coudoie en même temps l’univers festif et carnavalesque des Tropiques, la mythologie grecque antique et l’héroïne médiévale française, Jeanne d’Arc. Reflektor, un futur album préféré? Il y a des chances.

C’était à prévoir, Arcade Fire ne fait pas jamais les choses à moitié. L’enfant chéri de l’indie a déployé tous les talents et les énergies pour nous tenir en haleine jusqu’au 29 octobre. Le groupe s’est en effet entouré d’artistes de renom pour la réalisation et la promotion de Reflektor. Après avoir fait appel à James Murphy pour l’enregistrement et avoir sollicité David Bowie pour des back vocals (ce qu’on a appris en septembre dernier), la formation a fait des pieds et des mains pour entretenir le mystère et l’intérêt autour de l’album à paraître: de graffitis codés autour de la signification du chiffre neuf jusqu’au court-métrage de Roman Coppola (avec les caméos de Bono, Rainn Wilson et compagnie), en passant par la vidéo du single «Reflektor» signée par Anton Corbijn et une série de concerts hauts en couleur à la Salsathèque. On se croisait sérieusement les doigts pour que l’album soit à la hauteur des attentes.

Alors que dire maintenant à propos de cette sortie? On ne craindra pas les mots: avec ce quatrième LP, Arcade Fire confirme qu’il est un des bands les plus brillants de la dernière décennie et pas seulement. Win Butler et sa gang se retrouvent définitivement dans la cour des grands et n’ont aujourd’hui plus rien à envier à leurs prédécesseurs, que l’on pense à Bowie, Byrne et Springsteen. Admettons qu’ils ont dépassé largement le titre de rois de la scène indie, ils sont des empereurs du rock (tout court)!

Sur Reflektor, les mélodies vous collent encore à la peau et vous prennent aux tripes, et plus encore que sur Neon Bible (2007) ou The Suburbs (2010). La musique n’a donc aucunement perdu de sa complexité et de son urgence. Par contre, le nouvel album se distingue par la place de choix réservée aux claviers et les références musicales plus éclectiques qu’à leur habitude, ralliant le disco, le reggae et même… le punk! Par ailleurs, les deux volumes proposés par Arcade Fire présentent quelques disparités entre eux. Le premier paraît plus invitant, fortement teinté de rythmes effrénés semblant tout droit sortis des Caraïbes ou encore de l’époque du studio 54. Davantage transcendant et atmosphérique, la charge émotionnelle du second est assaillante. La deuxième partie vibre tantôt new wave, tantôt électronique, et beaucoup comme LCD Soundsystem.

La session s’amorce avec la chanson titre «Reflektor», annonciatrice de la direction originale empruntée par Arcade Fire sur ce LP. Les percussions évoquent les années emblématiques du disco. La voix soprano de Régine y est d’une fibre brûlante lorsqu’elle chante en français «Entre la nuit, la nuit et l’aurore / Entre le royaume des vivants et des morts». Plus loin, elle répond à Butler dans une tonalité rappelant même les grands succès de Blondie. De surcroît, soulignons que c’est sur ce single que David Bowie entre en concurrence avec le leader d’Arcade Fire le temps d’un refrain. La formation enchaîne avec «We Exist» dont l’ouverture ne manque pas de rappeler «Billie Jean» de Michael Jackson. Le duo composé de Chassagne et de Butler se rejoint une fois encore au chant, ce qui deviendra l’une des nouvelles orientations du groupe. Jamais auparavant la double participation vocale n’a été aussi présente que sur cet album.

Vient après «Flashbulb Eyes» qui offre une musique luxuriante et texturée de par ses rythmes jamaïcains à laquelle se fusionnent des éléments d’électronique. Sur «Here Comes the Night Time», on enfonce la touche reggaeton. Même si la chanson n’a pas des airs d’extravagance de prime abord, on se laisse bercer par le tempo ralenti et la guitare métallique. Les quelques notes naïves du clavier se superposant à l’ensemble nous arrachent un sourire. On profite pleinement du bain de soleil musical. On reconnaît bien Arcade Fire quand il entreprend ce dont il fait le mieux au milieu du morceau: la horde instrumentale fait monter d’un cran la tension et entreprend un virage frénétique modifiant complètement la donne. Alors, on s’éclate aux côtés des guitares épileptiques, des percussions qui dansent, des voix qui scandent «The Night Time / Here Comes the Night Time», avant qu’à la toute fin la compagnie musicale se modère et revienne sur ses premières notes tropicales. On reprend notre souffle…  

Avec des guitares plus incisives et des caisses martelées à tout rompre, «Normal Person» forme un morceau de rock davantage pur et dur. Étonnamment, la pièce a beaucoup à voir avec The Next Day, le dernier album de Bowie paru en 2012. Après «You Already Know» qui empruntait quelques sonorités à «Lovecats» de The Cure, «Joan of Arc» offre un nouveau souffle au premier volume, décoiffant tous les toupets avec son entrée furtive très punk rock. Plus loin, la batterie de Jeremy Gara et les voix féminines font plutôt ressurgir «Call Me» et «Atomic» de Blondie. Le filon accrocheur «Joan of Arc / Jeanne D’Arc oh» se dissocie carrément de ce qu’on a eu le loisir d’entendre de la part d’Arcade Fire jusqu’à cette date. Voilà un mixage de genres surprenant qui plaît en tout point.

La tranquille «Here Comes the Night Time II» enclenche la seconde partie. Elle avertit d’un changement de registre sans avoir pour autant un impact sur l’ensemble. Les amateurs de Timber Timbre se réjouiront des débuts de «Awful Sound (Oh Eurydice)», même si la chanson s’engage ensuite dans une avenue complètement différente. Le virage électronique de cette piste nous apaise plus tard, un peu comme des vagues qui se refoulent sur le rivage et qui creusent le sable sous nos pieds. Une guitare folk s’immisce subtilement parmi la section instrumentale et le refrain rappelle les meilleures chansons des années 1970, rivalisant avec les pièces maîtresses de Let It Be des Beatles.

L’influence de James Murphy ne saurait être plus évidente que sur «It’s Never Over (Oh Orpheus)»: les rythmes flirtent grandement avec ceux de «Dance Yourself Clean». Or, ce qu’il y a d’exceptionnel à propos de ce morceau se concentre dans la métamorphose qu’il subit, la mélodie se transformant doucement comme un papillon. La synergie entre Butler et Chassagne nous ensorcelle. Plusieurs moments magnifiques font dresser les poils sur nos bras, particulièrement lorsque Régine (Eurycide) et Win (Orphée) se répondent sans s’écouter ou encore se rejoignent à l’unisson. Même si la chanson se rattache à un mythe crève-cœur de l’Antiquité, celui d’un amour scellé à un triste sort, son essence très électro l’ancre dans notre propre contemporanéité. Par ailleurs, le thème n’en est-il pas un intemporel? La chanson se dématérialise ultimement, flottant légère vers l’infini, alors que le couple se répond «It’s never over». Est-il trop tôt pour la proclamer de chef d’œuvre?

«Porno» se compose autour de sons organiques répétées tragiques et l’intensité grave de Butler. On croirait que Morrissey est venu le substituer à un moment ou à un autre, surtout quand on entend «Makes me think something’s wrong with me». Puis «Afterlife» réussit l’exploit d’être à la fois l’un des titres les plus dansants et prenants du récent album. La trame de fond rappelle «Temptation» de New Order. Tout comme le hit des années 1980, il est difficile de ne pas s’abandonner au refrain: «Can we just work it out and scream and shout till we work it out». Arcade Fire y a définitivement saupoudré une substance addictive. «Afterlife» est de ces chansons qui nous font sentir vivant, où le cœur bat la chamade. Rappelez-vous ces courts instants de bonheur le plus pur. Tandis que le temps s’écoule, vous en appréhendez de plus en plus sa finalité. C’est exactement ce qui se passe ici, au moment où la chanson s’arrête…

Finalement, l’album se clôt en beauté avec «Supersymmetry», aérienne et romantique. Quand enfin le violon embarque dans la danse, nos pieds décollent du sol et on se laisse transporter. Reflektor est un album qui nous habite longtemps, même après la fin des 75 minutes. On continue de fredonner les airs. Alors, concédons qu’il porte bien son nom. Pour conclure, en termes de sonorités, le nouvel album double se veut plus proche de The Suburbs, mais si on s’intéresse effectivement à sa qualité, on pense qu’il est bien le rival de l’album Funeral. En bref, Reflektor, c’est du grand art. On donne une note presque parfaite. Arcade Fire, on s’agenouille devant Votre Excellence.

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