MusiqueLes albums sacrés
Crédit photo : Columbia
Fraîchement réédité en septembre dernier, 20 ans après la mort de l’un de ses plus illustres artisans (le chanteur Layne Staley, mort d’une surdose d’héroïne en 2002), Dirt est un album puissant et bouleversant, chargé de colère, de souffrance et de noirceur. On peut dire qu’il est à l’image de la période et du lieu où il a été conçu, au beau milieu des émeutes de Los Angeles au début de l’été 1992, sur fond de brutalité policière et de profilage racial.
En effet, ce disque a pour dénominateur commun toutes les «saletés», les poisons et les blessures qui peuvent ronger l’homme de l’intérieur. Pas de doute: son titre est fort bien choisi.
Grunge ou métal?
Bien sûr, le choix facile et populaire pour désigner Seattle à cette époque serait Nevermind de Nirvana, mais selon moi (et plusieurs autres, assurément!) Dirt est assurément l’œuvre qui «encapsule» le mieux le profond désarroi de cette période remplie d’éclairs de génie, mais aussi d’esprits tourmentés.
Musicalement parlant, il s’agit sans contredit de l’œuvre qui entremêle le grunge et le métal avec le plus d’adresse. Même Tom Araya, le chanteur du groupe Slayer, vient faire son tour sur le morceau «Untitled»!
Bref, les frontières entre ces deux genres connexes sont ici totalement mises à bas. À un point tel qu’on se demande s’il s’agit vraiment d’un album grunge, après tout. Le travail du producteur Dave Jerden, qui a aussi travaillé sur Facelift, le premier album d’Alice in Chains, y est fort probablement pour quelque chose.
Ainsi, Dirt pouvait autant être apprécié par les amateurs de Megadeth que de Nirvana. Le meilleur des deux mondes! C’est fort probablement ce parfait équilibre entre les deux qui a fait de Dirt un quintuple disque de platine aux États-Unis.
La mort sous toutes ses coutures
Vous l’aurez sans doute compris, Dirt est tout sauf un album joyeux. Il s’agit d’une plongée en plein cœur de la dépression, de la souffrance, de la rage, de la dépendance et de la polytoxicomanie. Si vous cherchez quelque chose du style de La Compagnie créole, il vaudrait mieux passer votre chemin.
«I feel so alone / Gonna end up in a big ol’ pile of them bones» (qu’on pourrait traduire par Je me sens si seul / Je vais finir en un gros tas d’ossements»), chante le regretté Layne Staley sur la furieuse «Them Bones» en ouverture. Rarement des paroles n’ont évoqué la mort et la dépression de façon aussi frontale et caustique.
Ces deux thèmes, qui allaient ponctuer les 13 pièces de l’opus, sont aussi traités sous des angles plus politiques, notamment sur la magnifique «Rooster», où sont relatées toutes les cicatrices psychologiques laissées par la guerre du Vietnam, même de très nombreuses années après qu’elle ait pris fin. Ce morceau est en réalité un hommage à Jerry Cantrell senior, le père de Jerry Cantrell, guitariste, fondateur et principal auteur-compositeur d’Alice in Chains.
Tout comme près de 2,7 millions d’Américains, Jerry Cantrell Sr (dont le surnom était Rooster) avait servi au front lors de la guerre du Vietnam et en était revenu marqué à jamais.
Sur «Rooster», Alice in Chains nous parle des horreurs de la guerre, mais en s’intéressant surtout aux lourds traumatismes qu’elle laisse aux survivants. La mort à petit feu et la descente aux enfers y sont formidablement représentées.
Et que dire de la performance de Staley au micro, de Cantrell à la guitare, de Mike Starr à la basse et de Sean Kinney à la batterie: les quatre comparses étaient vraiment au sommet de leur art!
L’héroïne, cette grande faucheuse
Je vous disais un peu plus tôt que Dirt avait été conçu lors d’une période particulièrement tumultueuse aux États-Unis. Mais le chaos ne régnait pas seulement dans les rues; il avait aussi envahi les sessions d’enregistrements de l’album, ponctuées par plusieurs rechutes du chanteur Layne Staley à l’héroïne. Le batteur Sean Kinney et le bassiste Mike Starr luttaient quant à eux avec une lourde dépendance à l’alcool.
Tous ces combats contre leurs démons ont forcément servi de moteur créatif aux membres du groupe. Ainsi, la détresse, la douleur et la tourmente exprimées au premier tiers de l’album sur des morceaux comme «Them Bones» et «Down in a Hole» se transposent ici en problèmes de consommation.
Sur ce pan de l’opus, Jerry Cantrell allie sa plume de parolier à celle de Layne Staley. Après tout, qui d’autre qu’un héroïnomane peut mieux comprendre et décrire la descente aux enfers symbolisée par la dépendance à l’héroïne? «You can’t understand a user’s mind / But try, with your books and degrees», lance ironiquement Staley sur «Junkhead».
Un pied de nez évident aux psychiatres et psychologues incapables, selon lui, de réellement comprendre la réalité des consommateurs de drogues.
Mais c’est vraiment sur «Hate to Feel» et «Angry Chair», toutes deux entièrement écrites et composées par Layne Staley, que les paradis artificiels de la drogue sont présentés sous leur jour le plus sombre. «Hate to Feel» décrit sans ambiguïté les maux physiques (dont de violentes douleurs à la poitrine) causés par le sevrage, tandis que la rageuse «Angry Chair» est une plongée dans l’esprit d’un héroïnomane dont le nuage rose a viré au gris.
Staley, qui joue aussi de la guitare sur ces deux morceaux, revient sur le furieux combat qui l’opposera à ce poison qui avait pris le contrôle de sa vie. Sa voix unique, puissante et vulnérable à la fois, semble porter en elle toute la souffrance et la culpabilité du monde.
«Into the flood again / Same old trip it was back then / So I made a big mistake / Try to see it once my way», chante Staley, plein de regrets, sur «Would?», la formidable pièce de clôture, sortie comme premier simple.
C’est d’autant plus tragique à écouter aujourd’hui, quand on connaît l’issue du combat qu’a mené le chanteur contre sa dépendance!
Mort ou vivant?
Sur Dirt, les membres d’Alice in Chains évoquaient leur vécu, et celui de bien d’autres, qui se sentaient mourir à petit feu, dans un état de latence, luttant contre l’autodestruction. L’album nous raconte avec dureté cette traversée d’un désert aride et inhospitalier où on se sent comme un «mort-vivant» qui erre sans but.
Ce sentiment est d’ailleurs clairement représenté sur la pochette de Dirt, qui représente une femme à moitié enterrée dans un désert. On ne saurait trop dire si elle est vivante ou morte, et c’est précisément le genre d’ambiguïté que désiraient les membres de la formation.
Au final, ce qui ressort 30 ans plus tard du plus métal des albums grunge est une œuvre brutalement honnête, dont les sombres thématiques sont évoquées sans filtre et sans tabou. C’était le moment de grâce d’Alice in Chains, qui n’a d’ailleurs jamais su égaler la quintessence de Dirt sur leurs disques suivants (surtout pas après le décès de Layne Staley).
C’est peut-être mieux comme ça, n’empêche, pour leur santé mentale. Et malgré l’état de «mort-vivant» symbolisé sur l’album, la musique qui s’en dégage, elle, est définitivement immortelle.