LittératureDans la peau de
Crédit photo : Création style Montréal
Annie, tu as d’abord été intervenante avant de prendre un virage à 180 degrés pour devenir détective privée, et tu te spécialises désormais dans la recherche d’archives pour apaiser les familles en quête de réponses. Selon toi, qu’est-ce qui explique ton cheminement et la naissance de cette passion, ainsi que ton évolution professionnelle?
«Avec une amie qui s’intéressait aux cas non-résolus depuis toujours, nous sommes un soir tombées sur le site de la BAnQ numérique avec la numérisation des journaux québécois. C’est donc d’abord par un trip d’archives et de curiosité, mêlé à notre intérêt pour les affaires des enfants disparus et/ou assassinés dans les années 1980 que nous sommes entrées dans une sorte de deuxième monde, ou encore, un “deuxième internet” que sont les bases de données avec archives, que l’ère contemporaine nous permet d’explorer librement.»
«Le sujet étant sombre, je ne cautionnais pas tellement cette passion, qui d’ailleurs me causait des nuits agitées au départ. Mais tranquillement, j’ai su mettre le doigt sur cette passion qui n’avait rien de malsain: je voulais trouver des réponses en élaborant des stratégies de recherches dans les données publiques. J’ai fait ma marque de façon d’abord anonyme, avec les familles qui me contactaient grâce au bouche à oreille.»
«Et, ensuite, j’ai officialisé cette passion en obtenant mon permis d’investigation et en affichant mes recherches sur un blogue.»
Tu animes également ton propre balado intitulé La dépoussiéreuse de crimes, en plus d’être à la barre de l’émission d’enquête Sur ta rue, diffusée sur les ondes de Canal D. Qu’aimes-tu particulièrement dans ces projets où tu partages au grand public des éléments d’enquête, des histoires de crimes et des situations troublantes?
«Quand j’ai fait mon premier balado de Dépoussiéreuse de crimes, mon but était de relater une histoire de meurtre oubliée et difficile à déterrer, où le fils de la victime cherchait des réponses. Il y avait donc un objectif de rejoindre des témoins via le partage de ce balado. Et ce fut le cas.»
«Ensuite, j’ai créé avec Jean-Philippe Rousseau le balado Rétro-Crimes, dont les objectifs ressemblent à ceux de l’autre balado, mais où chaque épisode est dédié à une histoire différente. On épluche des crimes se situant à différentes époques.»
«Quant à l’émission “Sur ta rue”, le concept télévisuel m’a été proposé alors qu’une productrice avait remarqué cette idée sur mon blogue dans la section qui portait le même nom. Ce concept, toutefois, est plutôt un exercice pour tenter de comprendre tout ce qui s’est passé autour d’un lieu donné, d’hier à aujourd’hui. Les gens aiment ça, car ça touche leur individualité, leurs souvenirs de quartier, etc. De plus, chaque épisode traite au moins d’un cas non-résolu qui mérite une visibilité.»
«Mais bien franchement, quand je rédigeais ces chroniques sur mon blogue, c’était en quelque sorte pour “changer d’air”, pour prendre une pause des cas lourds que je traite souvent. Ça me fait du bien.
Le 20 octobre, ton livre La dépoussiéreuse de crimes: Lumière sur 12 enquêtes irrésolues est paru aux Éditions de l’Homme. Tu analyses et racontes aux lecteurs, sous un nouvel angle, «une dizaine de drames qui ont touché l’imaginaire collectif de la province et, surtout, marqué au fer rouge les familles qui les ont vécus». Sur quels critères as-tu choisi ces histoires de meurtres et d’enlèvements, et comment as-tu réussi à pousser plus loin ta réflexion et la recherche de nouveaux indices?
«Je fais de l’enquête depuis 2014. J’ai donc plusieurs dossiers à mon actif, et j’en avais quelques-uns qui pouvaient très bien se raconter. Quatre enquêtes (parmi les douze de ce livre) m’ont pris deux ans chacune à creuser et à analyser.»
«Mon idée de départ était aussi de raconter des histoires, et par le fait même de rendre hommage aux familles proches, dont les membres sont devenus “enquêteurs malgré eux”, c’est-à-dire qu’ils ont fait leurs propres recherches pour tenter de résoudre le cas de leur défunt ou disparu.»
«Cette idée de voir les parents comme des enquêteurs m’interpelle beaucoup. Ils ne l’ont pas choisi: c’est arrivé, car le pire est survenu dans leur parcours. Toutefois, cette quête qui se mêle parfois aussi à une communauté d’entraide entre familles est réparatrice pour eux. Pour plusieurs, elle est nécessaire pour ne pas sombrer. Je les aide donc à poursuivre, mais dans le respect. Et, pour ce faire, j’utilise les données objectives, je vulgarise, je sors des dossiers. Ainsi, on peut faire l’entonnoir. C’est valorisant pour tout le monde.»
«Je tiens aussi à cette objectivité pour éviter le piège de la frustration envers les policiers ou le système en général. Les familles ont surtout besoin d’être apaisées et informées de la bonne façon. Pour pousser plus loin les théories et les enquêtes, j’utilise les documents judiciaires, les plumitifs criminels, les anciens journaux, les registraires de toutes sortes et la généalogie pour trouver des témoins ou pour confirmer ou infirmer un tas d’informations convoitées depuis longtemps.»
Pour ce projet d’écriture, tu as collaboré avec Claude Poirier, qui est négociateur lors de prises d’otages et d’enlèvements, ainsi que chroniqueur judiciaire. Au fil des pages, il a livré son point de vue et ses connaissances sur les affaires qu’il a lui-même couvertes de près: en quoi penses-tu que son approche était complémentaire à la tienne, et ses témoignages, riches d’information?
«L’enquêteur d’aujourd’hui peut se conforter devant un écran d’ordinateur avec les bases de données. L’enquêteur ou le reporter d’autrefois était “de terrain”. Il devait se déplacer pour interroger et couvrir les événements. Aujourd’hui, il faut faire l’hybride entre ces deux époques et Claude Poirier est, je crois, le seul à avoir traversé le temps avec les différentes façons de faire.»
«L’idéal, selon moi, est de chevaucher ces deux mondes. Je dis souvent que, peu importe mes recherches, je n’aurai que l’aspect “deux dimensions” de l’affaire, c’est-à-dire les papiers, les procès et les journaux.»
«Mais je n’étais pas là lors de la plupart des événements qui m’intéressent, car je n’étais pas née, ou j’étais encore très jeune. Compte tenu de ce qui me passionne, il n’est pas surprenant que Claude soit en quelque sorte une idole. Quand je discute avec lui, je me rends compte qu’il se rappelle de tout.»
«Au téléphone, Claude Poirier raccroche encore en disant “10-4“. Moi, j’aime dire “5-2“, car je me considère, affectueusement, comme sa “demi-portion”. Et c’est normal. Je sais ce que je vaux, je peux prendre une certaine relève, mais une grande partie du chemin a été défriché par des doyens comme lui.»
Et alors, à court ou moyen terme, quels sont tes prochains projets en lien avec ta passion pour les enquêtes?
«J’ai plusieurs enquêtes en attente. En fouillant, je découvre de jour en jour des histoires rocambolesques inconnues qui se sont passées au Québec. Avec une de mes plus importantes enquêtes, celle de Sidney Machell emprisonné à tort pendant 20 ans, j’ai développé un solide dossier sur l’emprisonnement méconnu des aliénés à Bordeaux (avant l’ouverture de Pinel).»
«Je n’abandonne pas non plus les cas irrésolus du Québec. Je veux peaufiner ma démarche, qui consiste à aider et apaiser tout en apportant une lumière nouvelle sur des dossiers.»
«Les demandes rentrent pour faire de la recherche, car le documentaire sur les crimes et les injustices est très prisé en ce moment. Je choisis en fonction du respect pour l’enquête et les familles, car depuis le début, il est important pour moi de prioriser cette façon de faire. Je vais aussi continuer le balado Rétro-Crimes avec mon complice Jean-Philippe.»