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Crédit photo : Dave St-Pierre (image tirée du spectacle Fléau)
Le mutisme de la pulsion scopique: Fléau de Dave St-Pierre et Alex Huot, (performance)
J’écris ces lignes près d’une semaine après avoir vu Fléau. Les mots ne se sont pas générés d’eux-mêmes après le spectacle. C’est en me sentant loin du «discours sur l’art» que je suis sortie de la représentation, phénomène étrange pour moi qui suis généralement d’une nature plutôt volubile quand je sors d’une performance. J’ai en effet tendance à infecter chaque geste par le sens, à réfléchir aux éléments laissés en suspens, à vouloir obstinément figer le néant.
Or, durant la représentation de Fléau, cette machine interprétative que j’ai tendance à activer ne s’est pas manifestée; à vrai dire, il m’est arrivé souvent, pendant le spectacle, de croire que cela ne m’était tout simplement pas adressé, que je ne maîtrisais pas les codes de la performance. Je me sentais pourtant complètement disponible à recevoir les gestes des performeurs, à me laisser porter aveuglément dans toutes les directions où on voulait bien me porter.
Malgré cette disponibilité, Fléau m’a plongée dans un profond mutisme, comme si la production n’ouvrait, chez moi, aucune porte d’entrée par le langage. Je ne savais toujours pas comment rendre cette expérience signifiante par la parole, jusqu’à ce que je décide de laisser de côté l’interprétation pour essayer, plutôt, de traquer les affects, les tropismes, les humeurs, qui ont saisi mon corps durant ces cinq heures en présence des artistes. S’il y a une vérité, une seule, à dégager d’un tel spectacle, c’est bien celle du corps.
La proposition était donc la suivante: vers 16h, on entre dans la salle de l’Usine C et on se trouve une place à même la scène, autour des trois acteurs et de Fléau, le chien de Dave St-Pierre (Alex Huot, Alanna Kraaijeveld et Dustin Ariel Segura-Suarez) qui ont déjà pris place au centre des planches. Certains spectateurs sont debout, d’autres sont plutôt «assis sur leur manteau», à la suggestion de St-Pierre. «Il n’y aura aucune règle aujourd’hui», a pris soin de mentionner le metteur en scène, avant d’ajouter qu’on pouvait, «sortir de la salle durant la représentation, aller prendre une bière, s’approcher des corps». Tout semblait, dès lors, possible pour la durée des cinq prochaines heures que nous allions passer ensemble. Il n’y avait aucun rideau à lever, cet après-midi-là, mais une fébrilité insistante et palpable qui animait les corps.
En réfléchissant à Fléau, une semaine plus tard, je me suis d’abord rappelée du premier affect qui m’a saisie en entrant dans la salle: le sentiment d’être vue. Tout s’enchaîne avec clarté dans mon esprit: les néons, allumés au maximum de leur puissance, sont hostiles en cet après-midi où l’on préférerait la discrétion d’un coin sombre. L’éclairage déshabille les corps. On ne peut rien cacher à la lumière. J’entre dans la salle, une trentaine de personnes sont déjà installées. Le silence règne. Mes bottes produisent un son désagréable, et c’est décidément impossible d’être discrète. Je suis vue. Et je vois que je suis vue. J’essaie de me rendre invisible, mais aucune place sur la scène ne me le permet. Je me familiarise avec la salle. J’observe d’abord les acteurs, ensuite les spectateurs.
Si je décris de long en large cette entrée dans la salle, c’est parce que ce premier sentiment contient en substance toute la dynamique du spectacle. Tout, dans la performance, était propos de la production de cet affect sur le corps: l’ostentation. L’enjeu de Fléau n’est pas de faire savoir, mais plutôt de faire voir. Ça crée une tension, au niveau de l’œil.
C’est une autre sémiotique à laquelle nous engage la langue de St-Pierre et Huot, et cette sémiotique nécessite un engagement du corps, bien avant un engagement de la parole. Tout se joue au niveau de l’œil. Cette énergie aboie plus qu’elle ne communique. C’est, à plus forte raison, une énergie foncièrement pulsionnelle qui est déchargée. En effet, dès qu’on monte sur la scène, on entre dans le circuit de la pulsion scopique. Cette dynamique du fantasme «voir / être vu» traverse d’un bout à l’autre l’expérience de Fléau. Aussitôt entraînée dans le circuit de la pulsion scopique, la tension du voyeur / exhibitionniste se déploie.
On doit alors se positionner d’un côté ou de l’autre, performer notre place en tant que sujet actif ou passif. Certains spectateurs se positionnent rapidement du côté de l’exhibition, ils cherchent à être vus, à se rendre actifs: ils se déplacent bruyamment, caressent le chien de St-Pierre, touchent les acteurs, mangent un croissant, bougent les objets sur la scène… Chacun est libre de performer la posture qu’il aura choisie.
Première scène: deux corps nus enlacés, une mascotte de corbeau, tous les trois immobiles. Puis, le tableau s’active, les deux corps endormis bougent subtilement, d’une manière presque imperceptible. La mascotte marche lentement autour des deux corps et se met, à un certain moment, à cracher des éclats multicolores.
Le spectacle se poursuit d’une manière analogue, comme autant de tableaux qui se déplacent sur la scène, qui s’immobilisent, se réactivent. Le spectateur se déplace sur la scène en suivant les mouvements des performeurs, comme il se déplacerait dans un musée pour en observer les œuvres.
L’ostentation se poursuit et culmine peut-être dans ce tableau d’exhibition où les deux acteurs font l’amour sous nos yeux. Je ne ressens, à ce moment-là, aucun malaise et n’y vois aucune provocation – c’est dû, je crois, à cette posture de voyeuse dont l’assomption était à prendre ou à laisser dès l’entrée en salle. Il n’y aurait pas, ici, de demi-mesure. Le contrat était passé depuis la première seconde du spectacle: j’avais acquiescé qu’il n’y aurait rien, durant les cinq prochaines heures, qui puisse échapper à mon regard.
Durant la pièce, j’ai peur de rater quelque chose. Il ne se passe pas grand-chose, pourtant. Je me sens fortement mise en tension vers cette chose que j’attends, sans savoir si elle va arriver. Qu’est-ce que j’attends, au fond? Je ne sais pas. J’attends que quelque chose se passe. J’attends surtout de pouvoir nommer, interpréter, cette chose à venir. J’attends par le fait même de pouvoir changer de posture, de prendre une distance par rapport à l’œuvre, de redevenir un être parlant. Et pourtant, je demeure d’un bout à l’autre dans la même posture de mutisme, réduite à un être voyant.
J’occupe l’espace, ultraconsciente d’être une présence sur la scène. Je me repositionne, change de perspective, je m’assois, me relève et toujours, inlassablement, je regarde. On ne voit pas toujours bien ce qui se déroule sous nos yeux, mais on a le fantasme de tout voir, d’embrasser les perspectives de la scène comme le ferait un peintre cubiste. Alors, je me faufile, allez tasse un peu à gauche, me rassied, recule.
Parfois, mon regard dévie hors du champ des acteurs. Il me semble que je n’ai jamais eu à ce point envie de regarder le visage d’un étranger, ou le corps d’un chien qui s’agite. Dans cette ère de l’instagrammable, où notre œil glisse rapidement sur une multitude d’images, notre rapport au visible consiste davantage à sauter d’une image à une autre qu’à «voir, voir vraiment», comme le fantasmait le peintre Pierre Bonnard. Une telle performance nous réapprend à fixer, à contempler, à retrouver la jouissance du regard.
St-Pierre m’a réappris à me taire pour mieux voir et, pour cela, je l’en remercie.
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