LittératureDans la peau de
Crédit photo : Valérie Lebrun
1. Villégiature met en place une atmosphère marquée par ce que Freud qualifiait d’«inquiétante étrangeté», dans la mesure où tu utilises un lieu archétypal qui nous semble familier de prime abord, mais tu lui ajoutes une dimension cauchemardesque par la seule force de tes personnages et de ta narration. Qu’avais-tu envie d’explorer comme univers et comme écriture avec ce premier roman?
«L’idée d’écrire Villégiature m’est venue lorsque j’ai séjourné dans un hôtel près du Lac Carling qui était assez angoissant. Il y avait peu de visiteurs, les tapis étaient rouge sang, le menu était peu ragoûtant (on servait de la viande avec de la jelly?!)), les chiens husky avaient trop froid pour courir. Cette ambiance étrange m’a donné envie de créer un hôtel fictif qui pourrait contaminer l’idée même de villégiature, déconstruire les discours impératifs prônant le bien-être, le «ressourcement» individuel, qui, à mes yeux sont complètement anxiogènes. Je voulais faire saillir des voix sournoises. La voix d’un hôtel intraitable, qui aurait le pouvoir d’épargner ou de châtier ses visiteurs… et celles de visiteurs qui feraient tout pour échapper à leurs propres fautes.»
2. Dans Villégiature, plusieurs personnages semblent se sentir «inadéquats», «en marge», «décalés». Il s’agit d’un trait récurrent dans plusieurs romans contemporains, surtout ceux écrits par des femmes. Je pense notamment au livre de Stéphanie Boulay À l’abri des hommes et des choses, ou encore à Des maisons de Fanny Britt. As-tu l’impression que cela trahit une certaine angoisse liée aux femmes de notre génération?
«Je ne sais pas si cela traduit une angoisse plutôt qu’une volonté de pointer du doigt un monde qu’on n’a pas choisi, qui fonctionne selon des règles prédéfinies et qui, finalement, ne sied à personne. J’aime penser que mes personnages, à travers leurs failles, leur cynisme, leur langue sale et leur mauvaise foi, sont encore capables de dévoiler une vulnérabilité qui se double d’un pouvoir de résistance. Se reconnaître «inadéquat», c’est aussi lancer au visage des autres leur décision d’avoir accepté d’être «adéquats». Je crois qu’il y a beaucoup de nouvelles voix féminines qui prônent un discours «no bullshit» dans la littérature québécoise en ce moment, qui reconnaissent une angoisse, une lourdeur et une violence qui pèsent, et qui décident de les disséquer dans l’écriture plutôt que de les nier.»
3. Les personnages de Villégiature semblent obsédés par la culture de masse. Ils se servent du cinéma et de la télévision comme références pour trouver leur place dans la société. Est-ce là une trace de ton double parcours universitaire, à la fois en littérature et en cinéma?
«Lorsque j’étudiais en littérature, j’avais l’impression d’être toujours tirée du côté du cinéma, et maintenant que je fais un doctorat en cinéma, j’ai souvent le syndrome de l’imposteur parce que je retourne sans cesse à la littérature. Les deux domaines et amours vont vraiment de pair pour moi. Peut-être que ça résonne justement avec mes personnages qui refusent les catégorisations et veulent enrayer leurs rôles pré-assignés. Pour eux, la vie est décevante ou insuffisante, alors leur seul réel salut est de lutter en s’inventant autres, en s’autoglorifiant, en se prouvant qu’ils sont capables de tout pour faire «comme au cinéma» ou «comme à la télé», là où les histoires sont toujours plus grandes, folles, belles. «The show must go on» en toutes circonstances, peu importe les moyens.»
4. Quelles sont les personnalités qui t’inspirent?
«Je suis inspirée par beaucoup d’artistes très différents à la fois. Je suis fascinée par les photographies de Diane Arbus et de Garry Winogrand, impressionnée par les auras de Iggy Pop, Marilyn Manson et Rihanna. J’aimerais vivre dans n’importe quel film de Jim Jarmusch. En littérature, j’ai été soufflée par des personnages comme Madame de Merteuil, Addie Bundren dans As I Lay Dying, Sappho-Didon Apostasias dans Ça va aller. Mais si j’avais à choisir deux lectures qui ont guidé l’écriture de Villégiature, je dirais sans hésiter Certainement Pas de Chloé Delaume et Des Aveugles d’Hervé Guibert.»
5. Tu dresses un portrait très dur de tes personnages, qui ne sont souvent pas montrés sous leur meilleur jour. Tu sembles prendre plaisir à frôler le trash et le kitsch dans tes livres. Qu’est-ce qui t’attire là-dedans?
«J’aime bien prendre en compte les choses ridicules, absurdes ou un peu vulgaires dans l’écriture (comme les émissions de TLC ou le Maury Show qui éveillent le pire de moi-même). Le décor de mon hôtel a assurément quelque chose de baroco-kitsh lui aussi, avec l’abus de miroirs, de lustres et d’ornementations. Mais je ne sais pas ce qui est trash aujourd’hui, ni ce qui est hardcore ou «coup de poing». On utilise beaucoup ces mots dès qu’il y a de la violence, du sexe, du gore ou des situations un peu saugrenues, mais je pense que ce qui peut sans doute rester, au final, c’est l’inventivité avec laquelle on s’extrait des normes, l’audace avec laquelle on aborde ce qui est repoussant, grotesque ou dangereux au premier regard.»