ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Yanick Macdonald
Au bas des marches de la petite salle du Théâtre ESPACE GO, les spectateurs sont attendus par René, immobile dans son lit. René a 93 ans: il attend la mort et la venue de ses plus vieilles amies pour une ultime célébration. Pour l’heure, seule son infirmière Olga lui tient compagnie. Elle refuse de reconnaître son identité trans et persiste à l’appeler Madame malgré ses protestations.
Mais René n’est pas aussi seul qu’il n’y paraît: ses amies Gérard II, Doudouline, Polydor, Louise et la Grande Sophie auront tôt fait de retirer les tissus blancs recouvrant ce décor de chambre mortuaire, et de prendre place sur les chaises et fauteuils autour du piano de René. Convoquées par ce dernier, chacune campée à une époque différente de sa mémoire, elles répondent aux récits qu’il se remémore de leurs luttes, de leurs amours et de leur passé commun, formant ainsi un chœur battant à l’unisson.
Le duo Marleau-Jasmin apparaît ici sous ses plus beaux attraits, avec une mise en scène d’une forte efficacité. Le caméraman, Victor Cuellar, demeure présent sur scène, mais se fait oublier derrière les immenses écrans encadrant la scène, renvoyant ses prises de vues rapprochées des acteur·rices livrant leurs répliques, permettant tantôt de saisir l’émotion de leurs visages, tantôt de comprendre à quelle temporalité ils appartiennent.
Voir la richesse du jeu de la distribution en gros plan vaut le coup: chacun·e rivalise d’excellence, depuis les regards d’amitiés sincères que l’on peut surprendre entre Christine Pasquier (Louise) et Jean Marchand (René), tandis que d’autres se donnent la réplique, jusqu’aux mille et une nuances de l’interprétation de la Grande Sophie par Élizabeth Chouvalidzé, en passant par la transition de la noirceur à la lumière entre Gérard I et II que Nadine Jean effectue avec une fluidité parfaite.
Une brochette d’artistes respectables, dont la puissance trouve également sa source dans le fait qu’il est rare, de nos jours, de voir ainsi réunis des acteur·rices de soixante-dix ans et plus dans des rôles sortant des clichés habituellement réservés à cette tranche d’âge.
C’est d’ailleurs là que se trouve le message véhiculé par le roman de Marie-Claire Blais: l’histoire doit se transmettre à travers le temps. Sans connaissance et respect du passé, les luttes de l’humanité, comme elle-même, se perdront. C’est donc vivant que René quitte ce monde, porté par le son de son piano qui se mêle aux voix de ses ami·es parti·es qui milite, faisant ainsi perdurer le combat pour l’égalité des droits de la personne.
L’espoir et la joie portée par cette œuvre n’auraient su mieux se transmettre qu’à travers l’adaptation ciselée et percutante de l’auteur Kevin Lambert, que le travail et la vie ont sans cesse rapproché de l’œuvre de Marie-Claire Blais.
La voix d’une ancienne génération se mêle à celle qui porte à présent le flambeau: voilà qui donne une profondeur et une pertinence inégalables à cette pièce magistrale.
La pièce «Un cœur habité de mille voix» en images
Par Yanick Macdonald
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de la rédaction