«Un cœur habité de mille voix» de Marie-Claire Blais, dans une adaptation de Kevin Lambert, au Théâtre ESPACE GO – Bible urbaine

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«Un cœur habité de mille voix» de Marie-Claire Blais, dans une adaptation de Kevin Lambert, au Théâtre ESPACE GO

«Un cœur habité de mille voix» de Marie-Claire Blais, dans une adaptation de Kevin Lambert, au Théâtre ESPACE GO

Porter la vie au-delà du temps

Publié le 26 mars 2024 par Nathalie Slupik

Crédit photo : Maxime G. Delisle

Écrivaine contemporaine des plus reconnues et étudiées, Marie-Claire Blais est décédée en novembre 2021, laissant dans son sillage une cinquantaine d’œuvres et des milliers de cœurs touchés par sa plume. «Un cœur habité de mille voix», largement considérée comme son testament littéraire et politique, fut sa dernière publication. Elle y raconte une journée dans la vie de René, homme trans âgé de 93 ans qui sent la mort venir et se souvient de sa vie, de ses amours, de ses luttes et de ses deuils, entouré de ses vieux amis. Appel à la résistance débordant de vie et d’espoir, ce roman aux multiples trames complexes abolit toute frontière entre la jeunesse et la vieillesse, le passé et le présent, ainsi que la mort et la vie. Pour en savoir plus sur cette création présentée du 2 au 28 avril au Théâtre ESPACE GO, nous nous sommes entretenus avec Kevin Lambert, auteur du célèbre roman «Que notre joie demeure», lauréat du Prix Médicis 2023, à qui Denis Marleau et Stéphanie Jasmin ont fait appel afin d’adapter le texte de Marie-Claire Blais pour la scène.

Kevin Lambert est loin d’avoir été désigné au hasard pour cette tâche colossale.

«J’ai d’abord rencontré Denis et Stéphanie autour de leur projet Soifs Matériaux, inspiré de Soifs de Marie-Claire Blais, œuvre dans laquelle je venais justement de me plonger quelques mois auparavant. On m’a demandé d’intervenir dans ce cadre en interviewant Marie-Claire Blais au Festival TransAmériques et les acteur·rices quand la pièce a été présentée à l’ESPACE GO. Puis, nous nous sommes retrouvés parce que Ginette Noiseux, pour sa dernière saison en tant que directrice artistique, voulait programmer un de leurs spectacles. Ils m’ont approché et m’ont demandé si j’avais une idée de texte: j’ai tout de suite proposé Un cœur habité de mille voix. Je voulais choisir une œuvre qui s’inscrirait dans le travail de Denis Marleau et de Stéphanie Jasmin, j’ai donc regardé beaucoup de captations de leurs anciennes pièces datant d’un temps où je n’allais pas au théâtre, ou celui où je n’étais pas encore né. La thématique du fantôme, du revenant et de la hantise est partout dans leur œuvre, et je trouvais que cette histoire offrait un bel écho à cette thématique», raconte l’écrivain.

Photo: Yanick Macdonald

«Il s’agit en quelque sorte du testament littéraire et politique de Marie-Claire Blais – ce qu’on ne savait pas quand il est paru, puisqu’elle était toujours vivante. C’est un livre qui parle de la mort, mais à sa façon bien particulière, c’est-à-dire qu’on la perçoit comme une ouverture au contraire d’une fin. Je trouvais cela magnifique d’honorer sa mémoire en continuant la parole de ce livre, en la transformant pour l’amener sur scène.» – Kevin Lambert

Le choix de cette œuvre pour une adaptation théâtrale puise également son sens dans le fait que la génération mise en scène est celle qui a fondé le Théâtre ESPACE GO, soit le Théâtre Expérimental des Femmes. Ginette Noiseux faisait partie de cette compagnie; clore cette aventure avec l’œuvre de Marie-Claire Blais est un hommage des plus judicieux. «La pièce parle de cette génération, mais aussi de l’importance de la mémoire de cette époque pour les luttes du présent et de l’avenir. On y abolit les distinctions temporelles et on y affirme que le passé et l’avenir ont beaucoup de choses en commun. Je trouve superbe d’amener sur scène cette réflexion sur l’héritage et la transmission entre les différentes générations», dit Kevin Lambert.

Une connaissance très approfondie du roman de Marie-Claire Blais est nécessaire à qui souhaite le transformer pour le théâtre sans en changer sa nature, et cet atout, Kevin Lambert le maîtrise bien: «Le début de mon travail sur ce texte a coïncidé avec le moment où je commençais une transition. Ce texte m’a accompagné dans ma vie à un degré très personnel. La force du désir de René, sa pulsion de vie, a éveillé la mienne et m’a aidé à vivre les débuts de cette transition. Mais ce n’est pas ce qui m’a donné la légitimité d’adapter ce texte. Ce n’est pas mon identité qui fait que je suis la bonne personne; c’est parce que j’ai cette sensibilité et cet intérêt très profond pour la langue de Marie-Claire Blais et son univers», explique l’auteur.

Denis Marleau et Stéphanie Jasmin, co-metteurs en scène. Photo: Angelo Barsetti

«C’est une œuvre très difficile à se mettre en bouche, ce dont les acteur·rices se sont rendu compte aux premières lectures, en raison de la langue, de la syntaxe, des sauts dans le temps et de la musicalité qui se dégage des modulations ajoutées sans cesse aux phrases. Il est vraiment essentiel de connaître cette prose très intimement pour bien l’adapter. Je ne voulais pas réécrire le texte, car la prose de Marie-Claire Blais se suffit à elle-même. Évidemment, il y a eu des décisions à prendre, des modifications, du tissage, du remontage et des réductions: certains personnages ont été recomposés en prenant des répliques ou des éléments appartenant à d’autres personnages, par exemple. Par contre, je ne voulais pas ajouter de mots, car ce sont ceux de Marie-Claire Blais que je veux défendre», poursuit-il.

Certains personnages de l’œuvre ont dû être coupés de l’adaptation, étant donné les moyens restreints du théâtre et afin de faire rentrer ce long roman dans une pièce d’une heure et quarante-cinq minutes. Conserver la multiplicité des voix du récit était toutefois nécessaire, puisque l’œuvre ne raconte pas seulement la journée de René, mais bien celle du chœur qui vit à travers les souvenirs du protagoniste et de son amie Louise, venue lui tenir compagnie.

«Je tiens beaucoup au fait que c’est une pièce-chorale: c’est ainsi que j’ai travaillé les répliques et la parole. Dans la pièce, si l’un raconte un moment de son passé, chacun va faire une sorte de relais dans la parole. Tour à tour, ils racontent un petit élément avant que René ne complète, puis Louise prendra la parole, puis Polydor… Je voulais que l’on sente le “chœur” avec un h sur scène. C’est un cœur qui bat que l’on entend, mais à l’unisson d’un chœur», précise Kevin Lambert.

«Ma vision du monde ressemble beaucoup à celle de Marie-Claire Blais: elle essaie d’abolir les frontières entre les consciences de ses personnages et de les penser comme un ensemble, un commun multiple. Il n’y a qu’un chœur, mais mille voix. Pour moi, c’est important de penser le monde dans toute sa multiplicité, d’essayer le plus possible de se défaire de frontières et de catégories trop étanches et réductrices. Je partage son rapport au passé comme son rapport au genre: je ne me reconnais pas dans les identités qui sont trop définies, trop binaires», ajoute-t-il.

«Chez Marie-Claire Blais, ce qui est beau, c’est qu’elle ne traite pas seulement de manière thématique de ces questions: elle le fait aussi à même le texte, dans la forme de son écriture, dans sa poésie et dans son esthétique. C’est ce qui rend son œuvre aussi puissante: les réflexions infusent complètement sa poétique.» – Kevin Lambert

Kevin Lambert, écrivain. Photo: Julia Marois

La temporalité d’Un cœur habité de mille voix est également multiple: ce huis clos d’une journée est traversé par le passé et le présent à travers les rêves et les souvenirs de René, qui se superposent à la trame narrative.

Un tel rapport au temps est primordial, selon Kevin Lambert: «Dans notre temporalité sociale actuelle, on a tendance à compartimenter les choses, et ainsi à reléguer les personnes âgées et leurs idées au passé, comme si elles étaient périmées. Il y a une violence dans cette vision du temps comme une succession chronologique où le passé est à jeter et où l’on avance vers un futur meilleur. Chez Marie-Claire Blais, le temps est beaucoup plus complexe : le passé est habité du futur, et inversement. Dans le passé, il y a des prémonitions de l’avenir, et le présent est quant à lui travaillé par un tissu fait de différentes temporalités.»

En ce sens, assister à un spectacle dont la distribution se compose de cinq acteur·rices de soixante-dix ans et plus devrait s’avérer une expérience puissante, comme on en voit rarement. Cependant, assembler une telle troupe n’aura pas été sans défis pour l’équipe d’UBU.

«La recherche de casting a été un travail collectif qui a présenté certains défis, étant donné les spécificités des personnages. Avec l’aide de toute l’équipe, nous cherchions, pour René, une personne qui serait le plus près possible de l’identité du personnage. Quand on a rencontré Jean Marchand, qui joue René, il a fallu lui poser des questions sur son genre, sur sa manière de vivre, ce qui est très délicat et requiert une grande sensibilité. Jean ne s’identifie pas du tout au genre binaire défini par notre société; c’est plutôt une personne de genre fluide. René, lui, est un homme trans, mais trans binaire, c’est-à-dire qu’il a une identité masculine, donc il nous fallait une personne ayant des traits permettant d’évoquer cette masculinité. Jean Marchand, dans ce contexte, est idéal, puisqu’il a à la fois cette dimension de genre fluide, mais également des attributs extérieurs qui permettent d’évoquer la masculinité», rapporte Kevin Lambert.

Des défis à travers lesquels le plaisir de monter une pièce ne se sera pas perdu, d’après l’auteur: «Il y a des clins d’œil dans le casting, comme Louise Laprade qui faisait partie du Théâtre Expérimental des Femmes, ou Christine Pasquier qui a beaucoup joué avec Denis Marleau et Stéphanie Jasmin. Pascale Drevillon est une femme trans, alors c’était intéressant d’avoir ce personnage plus jeune pour l’infirmière transphobe (dont on a beaucoup atténué la transphobie pour la pièce). Son personnage n’est pas trans, mais c’est une belle expérience pour cette actrice plus jeune et très engagée de faire entrer son engagement en résonance avec celui d’une génération plus âgée, de par son travail dans la pièce. On a voulu penser le casting comme une série de références.»

Tandis que l’on observe actuellement une montée de la transphobie au Québec, continuer de véhiculer le message de cette dernière création de Marie-Claire Blais, qui rappelle les grands moments de militantisme pour les droits de la communauté LGBTQ+ et pour les droits des femmes ayant marqué le siècle dernier, paraît sans cesse plus urgent. Ce message en est un de lumière, puisqu’il invite à poursuivre la lutte, tout en gardant en tête celles et ceux qui ont combattu avant nous, et en unissant nos voix aux leurs.

Marie-Claire Blais (1939-2021). Photo: Creative Commons, Wikipédia

On ne saurait rêver meilleure équipe pour porter la voix de cette grande écrivaine au-delà de la mort.

Kevin Lambert abonde en ce sens: «Il est primordial d’entrer en contact avec la grande poésie de l’œuvre de Marie-Claire Blais, pour qui s’intéresse à la littérature et aux arts: c’est une œuvre immense dont on commence à peine à mesurer la portée et l’importance. C’est une occasion merveilleuse, à la fois pour les personnes qui connaissent bien cette œuvre, et qui rêvent de l’entendre différemment et de la voir s’incarner et de l’entendre, et pour celles qui n’y connaissent rien, parce que ce sont des acteur·rices de haut vol qui portent ces paroles-là. On a rarement la chance d’entendre des textes de Blais portés par des voix si fortes.»

La pièce Un cœur habité de mille voix, d’après l’œuvre de Marie-Claire Blais et dans une mise en scène de Denis Marleau et Stéphanie Jasmin, sera présentée au Théâtre ESPACE GO du 2 au 28 avril 2024. Pour en savoir plus ou pour vous procurer vos billets, rendez-vous par ici.

*Cet article a été produit en collaboration avec le Théâtre ESPACE GO.

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