«Le traitement de la nuit» d’Evelyne de la Chenelière au Théâtre ESPACE GO – Bible urbaine

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«Le traitement de la nuit» d’Evelyne de la Chenelière au Théâtre ESPACE GO

«Le traitement de la nuit» d’Evelyne de la Chenelière au Théâtre ESPACE GO

La parole a-t-elle le pouvoir de façonner le réel?

Publié le 13 mars 2023 par Nathalie Slupik

Crédit photo : Yanick Macdonald

Sur le plateau du Théâtre ESPACE GO, une longue table est dressée devant la toile d’un immense jardin où le soleil progresse vers le coucher. Bernard (Henri Chassé) et Viviane (Anne-Marie Cadieux), un couple de riches propriétaires terriens, nous reçoivent à souper. Leur fille Léna (Marie-Pier Labrecque) revient de sa dernière fugue et se joint à eux, mais il faut faire comme si de rien n'était, disent-ils. De même, il faut ignorer le fait que leur jardinier Jérémie (Lyndz Dantiste), à leurs côtés, n’arrive à manger que dans la pénombre, sous la table. Malgré leurs efforts pour maintenir une façade harmonieuse, des fissures deviennent rapidement de plus en plus apparentes, et laissent entendre le sourd grondement du drame qui approche...

De quel drame s’agit-il, au juste?

C’est la question que les spectateurs se posent tout au long de la pièce, et chacun ressort avec une réponse différente. Car dans Le traitement de la nuit, d’abord publiée aux éditions Les Herbes rouges en 2021, l’écriture poétique d’Evelyne de la Chenelière construit une histoire aux mille visages, qui nous laisse entièrement libres de décider de ce que nous en retirons.

Bernard est-il mort assassiné en sortant de sa Mercedes, ou bien s’est-il suicidé? Léna et Jérémie sont-ils frère et sœur, complices d’un patricide? Viviane s’est-elle laissée mourir dans l’incendie qui ravage sa propriété? Tout cela n’est-il que rêverie et chuchotement nocturne?

Les mystères foisonnent derrière chaque mot d’Evelyne de la Chenelière, et l’adroite mise en scène de Denis Marleau prend le temps de les dévoiler avec finesse et attention.

Lyndz Dantiste, Marie-Pier Labrecque, Anne-Marie Cadieux et Henri Chassé. Photo : Yanick Macdonald

Histoire sans fin

Nous sommes accueillis à cet étrange repas par la «Sonate au Clair de lune» de Beethoven, et c’est également elle qui accompagne la conclusion du récit. Ce choix d’encadrement n’est pas anodin: hommage à la lumière nocturne, ce morceau nous rappelle que l’œuvre de ce compositeur est, à l’image du spectacle auquel nous assistons, toute en variations sur un même thème. Le quatuor est prisonnier d’un cycle à la Groundhog Day (Le Jour de la marmotte), qui le ramène sans cesse à ce même souper de bœuf bourguignon devant le même coucher de soleil, qu’il nous invite à chaque fois à admirer avec un enthousiasme qui ne s’assombrit jamais.

À mesure que l’obscurité s’installe, leur discours se module différemment et chacun libère sa parole: Jérémie est un ex-détenu, Viviane est dépressive, Bernard est insomniaque et Léna a soif d’excès et de révolte.

Anne-Marie Cadieux exploite toute la grandeur de son talent dans les interminables monologues de Viviane, au cours desquels elle enchaîne les émotions, passant du rire aux cris d’angoisse, son sourire figé dégageant quelque chose d’à la fois comique et terrifiant. Sa névrose hystérique suit un mouvement opposé à celui de la lumière et, lorsque la nuit tombe, elle s’écroule brutalement devant son assiette, épuisée.

Et tandis que Viviane s’effondre, que Jérémie se roule dans ses pommes de terre, que Léna enchaîne les verres de vin et les répliques cinglantes et que Bernard se lève brusquement pour demander le calme, nous, les spectateurs, rions. Nous nous esclaffons dans une hilarité impulsive devant le drame; notre rire se dégage pour nous en sauver. Il faut évacuer l’inconfort, esquiver la confrontation.

Anne-Marie Cadieux et Henri Chassé. Photo: Yanick Macdonald

La scénographie de Stéphanie Jasmin nous transporte sur les lieux de l’histoire grâce à des séquences vidéo qui donnent l’impression de suivre Bernard sur la route, de voir à travers ses yeux ce qu’il prend pour une voiture accidentée, de le rejoindre lorsqu’il saute vers la mort.

La toile qui occupe toute l’arrière-scène semble réellement s’enflammer, suivie du reste du décor alors que la fumée de l’incendie emporte Viviane. Lorsque ses cris d’extase s’apaisent et que sonne l’heure du repas, les codes du rêve et du réel se sont si bien mélangés que nous ne savons plus du tout où nous en sommes.

La succession des tableaux de jour et de nuit se répète durant une heure essoufflante qui paraît trop longue tant l’angoisse est prenante, et qui se termine pourtant trop tôt puisqu’on aimerait prendre le temps d’en voir et d’en analyser davantage, comme si l’on aurait alors enfin une chance de distinguer le vrai du faux.

Nous sommes confrontés à nous-mêmes, à ce besoin de vérité et de lumière au cœur de notre nature humaine. Evelyne de la Chenelière nous invite à lâcher prise, à laisser tomber ces cadres qui nous emprisonnent et, à la manière de ses personnages, à nous abandonner à la nuit afin qu’elle nous révèle ce que nous avons le plus besoin de connaître.

La pièce «Le traitement de la nuit» en images

Par Yanick Macdonald

  • «Le traitement de la nuit» d’Evelyne de la Chenelière au Théâtre ESPACE GO
    Lyndz Dantiste, Marie-Pier Labrecque, Anne-Marie Cadieux et Henri Chassé
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    Lyndz Dantiste, Marie-Pier Labrecque, Anne-Marie Cadieux et Henri Chassé
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    Anne-Marie Cadieux et Henri Chassé
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