ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Fabrice Gaëtan
Qui a tué mon père, à la base un récit littéraire autofictionnel d’Édouard Louis dans lequel il s’adresse à son père, comporte sa part d’ombre. Entre les mains de Jérémie Niel, le monologue du fils devient une expérience intime, feutrée et onirique, baignée d’une ambiance surréaliste.
Une expérience déroutante, vécue dans la demi-pénombre, où tous les sens sont sollicités, même celui de l’odorat, alors que nos yeux s’habituent à l’obscurité et qu’on bascule dans une sorte de transe.
Nous sommes habitués, chez Niel, à entrer dans un univers où la perte des repères est assurée, qu’on pense aux chuchotements confidentiels qui ouvraient La campagne au Prospero, en 2016, ou au cauchemar prolongé de Noir, la collaboration entre le metteur en scène et le Quat’Sous datant de 2019.
L’ambiance est ici particulièrement réussie, décuplant l’effet des mots déjà percutants de Louis, transcendant l’expérience: si la lecture du récit sous forme de livre est déjà une expérience forte, sa transposition sur scène en décuple l’impact.
Sur scène, on retrouve quelques éléments d’une cuisine, blancs sur un fond complètement noir, une scénographie épurée et expressionniste. Dans l’ombre, le fils parle au père, qui demeure silencieux en se prêtant à des tâches du quotidien, frêle et toussotant.
Les souvenirs se bousculent, des questions frôlent les récriminations, mais le fils déplore surtout le corps brisé de son géniteur, sa pauvreté ordinaire, son faible intérêt envers les chorégraphies de sa progéniture.
Un procès qui devient hymne.
Sous cette façade d’une certaine froideur, il y a du cœur. Et les sentiments se dévoilent progressivement. Les moments déroutants s’intensifient. Des chansons pop jouent à fort volume, quasi intégralement, dans le noir total, pour marquer les changements de scènes.
L’ombre s’épaissit. L’irréel s’intensifie, puis finit par prendre presque toute la place.
Rares sont les œuvres théâtrales qui ont un tel impact sur nos sens, et nous plongent dans un état second aussi efficacement.
Outre la charge contre le système politique français qui arrive trop tard, et sans crier gare, et l’interprétation parfois hésitante de Félix-Antoine Boutin, on ne trouve pas vraiment de défauts à cette adaptation, qui se glisse assurément au rang des spectacles à la fois les plus déroutants et satisfaisants vus en 2022.
La pièce «Qui a tué mon père» en images
Par Fabrice Gaëtan
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