«Un ennemi du peuple» d'Henrik Ibsen au TNM: une pièce (toujours) criante d'actualité – Bible urbaine

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«Un ennemi du peuple» d’Henrik Ibsen au TNM: une pièce (toujours) criante d’actualité

«Un ennemi du peuple» d’Henrik Ibsen au TNM: une pièce (toujours) criante d’actualité

Une adaptation délicieusement moderne de Sarah Berthiaume

Publié le 25 mars 2022 par Claire Groulx-Robert

Crédit photo : Yves Renaud

Le 17 mars, le Théâtre du Nouveau Monde (TNM) dévoilait son tout nouveau spectacle, «Un ennemi du peuple», une adaptation moderne de l'œuvre du dramaturge norvégien Henrik Ibsen. Cette pièce à teneur avant-gardiste, mise en scène par Édith Patenaude, originalement parue en 1882, a cette particularité d'être toujours autant criante d'actualité en 2022. Et cette adaptation au goût du jour, signée par l'autrice Sarah Berthiaume, connue entre autres pour ses pièces Antioche et Villes mortes, m'a permis de vivre un vrai moment de théâtre et de m'ouvrir les yeux sur des enjeux politiques et des intérêts économiques plus grands que nature.

Un drame scandinave… et intemporel!

Campée dans une ville norvégienne où la principale source de revenus provient de sources thermales aux vertus thérapeutiques, l’histoire d’Un ennemi du peuple est celle de la docteure Katrine Stockmann (jouée par une Ève Landry solide et implacable), laquelle a été nommée médecin des Bains. Après qu’elle ait effectué une série de tests sur la qualité de l’eau, cette dernière réalise qu’elle a été contaminée par les tanneries locales, ce qui représente un risque élevé pour la santé de la population.

Afin de prévenir un désastre écologique et humanitaire, rien de moins, Dr Stockmann recommande alors la refonte complète du système des canalisations. Traitée en véritable héroïne par la Chambre de commerce et par la presse indépendante de gauche, Katrine se voit toutefois confrontée à Peter Stockmann (interprété par Jean-Sébastien Ouellette, crédible à souhait), le maire de la ville… et aussi son frère!

Évidemment, ce dernier s’oppose vivement à ce projet de rénovation qui coûterait, selon lui, cher, très cher à la population. Bien décidé à tenir tête à sa sœur et à cette idée qu’il juge farfelue, il expose donc à ses concitoyens l’envers de la médaille, comme quoi rénover la canalisation entraînerait la fermeture complète des Bains durant deux ans, mettant ainsi en péril le secteur économique de la région. Apeurés, les habitants se rangent sans plus attendre aux côtés du maire, laissant Katrine Stockmann seule contre tous…

«Peter Stockmann agit-il dans ses propres intérêts? Peut-être est-il jaloux du succès de sa sœur? N’a-t-il d’yeux que pour le capital et sa gloire, ou est-il réellement soucieux de la sécurité financière de sa ville et de ses citoyens? Et qui donc est l’ennemi du peuple?»

Voilà une multitude de questions qui m’ont traversé l’esprit durant le spectacle!

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Les festivités chez la famille Stockmann

Une mise en scène énergique et immersive d’Édith Patenaude

Ce drame à la fois familial, social et politique est mis en scène par Édith Patenaude. Je dois avouer que sa scénographie m’a captivée dès l’ouverture du spectacle: mon regard s’est porté sur un décor chaleureux avec vue sur une salle à manger et un salon spacieux à la déco… scandinave! Des chaises de designers aux grandes toiles affichées aux murs, j’ai découvert un environnement convivial d’où se dégagent une énergie festive et une opulence des plus envieuses.

C’est ainsi que la charmante distribution se présente à nous au cours d’une célébration entre proches et amis, trinquant au succès et à la prospérité des Stockmann.

L’autrice Sarah Berthiaume, qui en est à sa deuxième collaboration avec la metteuse en scène, a su donner une belle touche de modernité à cette dynamique en féminisant trois personnages tirés de l’œuvre originale d’Ibsen, dont le protagoniste, qui est ici interprété par une femme, en l’occurence Katrine Stockmann. Et à l’inverse, «la femme du docteur» devient maintenant le mari de Katrine, Thomas Stockmann, incarné avec brio par Emmanuel Bédard. Ce dernier tient les rênes de la famille et s’assure que tous les invité.e.s soient repus et comblés, café ou verre de whisky à la main, et ce, sans qu’on le sente pour autant en position d’infériorité par rapport à sa femme.

Là où j’ai été quelque peu déstabilisée mais amusée en même temps, et c’est un élément symbolique clé de la scénographie, c’est lorsque du bain moussant commence à apparaître au coin de la scène, comme pour symboliser les remous intérieurs de Katrine Stockmann. Et à un moment de l’histoire, la quantité de mousse décuple, à l’image du débordement et du chaos qui règne lors de la deuxième partie: l’écume blanche monte au même rythme que la tension qui s’installe dans la salle et entre les personnages…

Une distribution à tout casser… littéralement!

Chacun des personnages est à l’image d’une classe sociale ou d’une portion de la société ici mise en scène: de fait, les petits commerçants et la majorité silencieuse sont incarnés par l’attachante et naïve Aslaksen, directrice de la Chambre de commerce (jouée par Dominique Pétin). L’opinion publique et la presse, quant à elles, émanent naturellement de la peau d’Hovstad (interprété par un Steve Gagnon survolté).

Et la provocante Billing, jouée par la comédienne Noémie O’Farrell, illustre bien la fougue des jeunes gens révolutionnaires, lesquels, en catimini, font de petites magouilles pour assurer leur réputation. Mais qui peut bien leur en vouloir, au sein d’une société corrompue où chaque individu agit en fonction de ses propres intérêts?

À elle seule, cette délicieuse distribution illustre parfaitement les enjeux publics et la complexité de la politique municipale, avec son lot de personnages attachants qui s’expriment avec vivacité et… avec force! Et je n’exagère même pas! D’ailleurs, je me souviens encore de cette scène où voltigent des tables et des chaises, comme pour annoncer le changement de cap qui marque la deuxième partie du spectacle.

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Emmanuel Bédard, Noémie O’Farrell, Jean-Sébastien Ouellet, Eve Landry et Dominique Pétin

Quand le chaos s’installe… 

Et que dire du point de bascule, tout de suite au retour de l’entracte, où le chaos s’installe, autant sur scène que dans l’esprit du spectateur!

En effet, la transformation du décor en véritable assemblée citoyenne provoque un glissement intéressant au même moment où Dr Stockmann se voit humiliée et censurée par les modérateurs. Cette scène, de laquelle se dégage une ambiance effroyablement réaliste, force le spectateur à se remettre en question sur qui peut bien être ce présumé «ennemi du peuple». En effet, le personnage auquel on commençait à s’attacher chute dans un radicalisme et dans un autre spectre de l’échiquier politique, faisant ainsi un joli écho à la polarisation actuelle de la société…

Lors de cette scène, les cris et les acclamations fusent de toutes parts: spectateur.rice.s et comédien.ne.s s’entremêlent, alors qu’on retrouve le maire, Peter Stockmann, devant un micro, masque au visage, qui s’adresse à sa sœur avec l’intention claire de l’empêcher de prononcer son discours.

Cette pagaille organisée vire en véritable farce et s’installe avec beaucoup d’humour, en grande partie grâce aux répliques parfois contradictoires des personnages, et à d’autres petits clins d’œil très actuels (coucou, l’interdiction de fumer de vraies cigarettes sur scène et l’expression «mon corps, mon choix»!) qui ont déclenché de nombreux rires dans la salle.

Toutefois, un seul hic ressort de ce «bordel volontaire»: la transition entre les scènes, où monteurs, acteurs et techniciens se côtoient dans l’ombre, se parlent, s’embêtent, comme si le public ne pouvait ni les voir ni les entendre. Malgré ce bris du quatrième mur et cette entorse aux règles d’un théâtre dit conventionnel, je dois avouer que, même si ça apportait une touche de légèreté à la production, ça m’a fait décrocher de l’histoire à quelques reprises.

Heureusement que le formidable jeu des comédiens et des comédiennes est parvenu, à chaque changement de scène, à m’aider à me replonger dans cette histoire d’une incroyable intensité, qui a continué à m’habiter longtemps après ma sortie du TNM!

«Un ennemi du peuple» au TNM en images

Par Yves Renaud

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