ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Gunther Gamper
Dans cette adaptation, vous remarquerez que le docteur March a été évacué du titre, à l’instar de Marmee, la mère, qui est jouée par Susan Sarandon dans le film culte de 1994.
Bien que l’action se situe en 1860 en pleine guerre de Sécession, seuls les costumes et les contraintes subies par les femmes nous rappellent l’époque en question. Julie-Anne Ranger-Beauregard a ainsi voulu redonner la place d’honneur à quatre filles aux aspirations diverses qui rêvent d’émancipation, et ce, de manière bien différente.
Rose-Anne Déry est-elle à la hauteur de Winona?
Durant les premières minutes, vous serez sans doute en mode comparaison. Du moins, vous chercherez en Rose-Anne Déry le charme incandescent de Winona Ryder. Ce personnage et alter ego de Louisa May Alcott est celui qui nous a probablement le plus marqués, notamment en raison de sa quête d’écriture et de son non-conformisme.
Je vous rassure, vous trouverez une actrice en pleine possession de ses moyens et criante de vérité.
Dans le rôle de Joséphine «Jo» March, Rose-Anne Déry ne s’en laisse pas imposer! Sa vivacité et son aplomb irradient la scène, contrastant de manière déconcertante avec ses haillons aux teintes défraîchies. Son caractère bouillonnant nous insuffle une envie contagieuse de réaliser nos propres aspirations créatrices. Jo, c’est un peu celle que l’on aimerait toutes porter en nous.
Laetitia Isambert, un nom à retenir
Cependant, je dois dire que Laetitia Isambert, dans le rôle d’Amy March (Kirsten Dunst dans le film), est une révélation à mes yeux. D’abord, sa physionomie délicate lui sied bien, tant à la fillette qu’à la femme aguerrie, car elle interprète ici le personnage, de son passage de l’enfance à l’âge adulte. Son petit sourire narquois, sa jalousie enfantine et sa moue boudeuse collent parfaitement à la jeune Amy March. Rechignant constamment pour accompagner sa sœur Jo, elle incarne cette enfant impulsive qui veut accéder au monde des grands beaucoup trop tôt.
Mais c’est au passage à la vie d’adulte que son personnage enflamme la scène. Dans mes souvenirs, je n’avais jamais ressenti de capital de sympathie envers ce personnage. Je l’avais même cantonné dans une certaine mièvrerie. Et il est là le tour de force de Laetitia Isambert: elle a su lui insuffler une grâce et une énergie tout aussi déterminantes que celle de Jo March!
D’ailleurs, son discours auprès de Laurie (Mattis Savard-Verhoeven), leur voisin, est empreint de maturité. Celle que l’on reléguait au second rang lorsqu’elle était enfant devient alors une femme épanouie qui sait ce qu’elle veut, y compris Laurie, qu’elle convoitait dès son jeune âge. Lors de leurs retrouvailles en France quelques années plus tard, elle ne craint d’ailleurs pas de le confronter au sujet de son oisiveté et de ses comportements de dandy Casanova.
Les conventions du passé, les aspirations d’aujourd’hui
Les thèmes de ce roman, qualifié de féministe à l’époque, sont toujours au cœur de propres réflexions aujourd’hui en 2022. Ainsi, il est question de désir amoureux, de quêtes identitaires, d’affirmation de soi, des masques que l’on porte en société et de conventions sociales.
Margaret «Meg» March, campée par Clara Prévost, cherche le grand amour et rêve de marmaille. Est-ce bien différent de nos applications de rencontre et de notre acharnement à vouloir trouver l’âme sœur?
Certaines aspirent à fonder une famille, d’autres souhaitent se réaliser dans le cadre de leur travail. On cherche la reconnaissance de nos pairs, sans pour autant perdre notre identité. Autant de points communs avec l’œuvre de Louisa May Alcott.
Se moquer des conventions
Tante March serait ce personnage qui inspire la satire pour mieux remettre en question les conventions. Dans la pièce, elle est interprétée de manière très caricaturale par Dominique Quesnel. Et ses répliques sont savoureuses! Dans une langue poétique mais ponctuée d’ironie et de cynisme, elle enfile les commentaires désagréables à l’endroit des quatre sœurs. Ancrées dans une espèce de conservatisme misérabiliste et rétrograde, ses apparitions déclenchent plus de rires malgré les tensions qu’elle suscite.
«Ne te frotte pas aux lépreux, si tu ne veux pas avoir la lèpre». Cette réplique à l’endroit de Beth (Sarah Anne Parent) semble prédire la scarlatine qui s’abattra sur elle. On sent que Julie-Anne s’est amusée avec les mots, créant ainsi un hybride entre une langue plus québécoise et une autre plus normative, sans jamais trahir l’essence même du texte original.
«Une langue intemporelle», comme elle le mentionne elle-même dans le programme du spectacle, évitant par le fait même le piège de la distanciation.
On remarque d’ailleurs une certaine liberté à l’égard du personnage de Beth, dont les traits de caractère sont parodiés. A-t-on voulu se payer sa tête? Sa naïveté, sa candeur et sa générosité démesurée la rendent risible et étrange. Je pense notamment à la scène où elle découvre son oiseau mort dans sa cage et à la manière dont elle lui parle avec des sons bizarres. On se bidonne.
Sarah-Anne Parent est hilarante dans toute sa simplicité.
Une mise en scène digne de Disney
Louis-Karl Tremblay, qui compte une quinzaine de mises en scène à son actif, dresse ici une série de tableaux majestueux, à la fois poétiques et romanesques qui se succèdent à un rythme effréné. Il nous immerge littéralement dans la féérie de ce classique hivernal, où la neige duveteuse laisse une empreinte sur les planches du théâtre.
Appuyé par la scénographie ludique de Karine Galarneau, le charme opère sans conteste. Les immenses panneaux coulissants s’entrouvrent sur une salle de bal grandiose et se referment derrière les portes d’une chaumière, où les lumières feutrées nous bercent. On se sent enveloppé et alangui par la chaleur de ce foyer modeste.
Les éclairages de Robin Kittel-Ouimet contribuent sans contredit à renforcer cette mise en scène romantique où l’on s’enivre d’une improbable idylle amoureuse entre Jo (Rose-Anne Déry) et Laurie (Mattis Savard-Verhoeven). On est là, avec notre sourire béat, à les regarder s’extasier dans une valse improvisée.
Le moment suivant leurs fanfaronnades complices nous les rend attachants.
C’est comme si on ouvrait une boîte à musique et que le temps se suspendait un bref instant. La production alterne entre des déplacements scéniques lents, et tout en apesanteur, lors de moments empreints d’euphorie et d’espièglerie.
La mise en scène fait rejaillir la lumière sur des femmes contemporaines malgré l’époque où elles sont plongées. Louis-Karl Tremblay nous donne envie de rêver, de nous évader et de croire en nos aspirations profondes, et ce, à travers ces quatre femmes exceptionnelles.
Pas étonnant que Quatre filles ait reçu quatre ovations ce soir-là.
«Quatre filles» en photos
Par Gunther Gamper
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