«La petite anecdote de...» Stéphane Dompierre et l'homme à deux têtes – Bible urbaine

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«La petite anecdote de…» Stéphane Dompierre et l’homme à deux têtes

«La petite anecdote de…» Stéphane Dompierre et l’homme à deux têtes

«Je sais qu’il rôde encore dans le sous-sol, cet estie-là»

Publié le 31 janvier 2022 par Claire Groulx-Robert

Crédit photo : Amélie Fortin

Chaque semaine, Bible urbaine demande à des artistes de tous horizons de raconter une anecdote ludique, touchante ou simplement évocatrice sur un thème inspiré par son œuvre. Cette fois, c'est au tour de Stéphane Dompierre de se prêter au jeu! L'écrivain et éditeur québécois nous raconte un souvenir d'enfance qui explique l'affection particulière qu'il voue au cinéma d'horreur, un genre filmique dont il s'amuse à «détourner» les codes au cœur de son roman «Novice», à paraître le 1er mars chez Québec Amérique.

Les films d’horreur qui m’ont le plus terrifié dans mon enfance sont ceux que je n’ai pas vus.

J’avais huit ans quand mes parents ont acheté leur première maison pour y loger la famille. Nous sommes partis d’un appartement exigu de Montréal-Nord où le proprio contrôlait le thermostat (on gelait jusqu’à ce que mon père lui pique une crise) pour emménager dans un bungalow de Laval.

J’ai hérité de la plus petite chambre parce que j’étais le plus jeune des enfants, mais je n’avais rien pour me plaindre: on avait du chauffage, une cour immense et même un sous-sol. Il comportait une partie finie et l’autre qui ne l’était pas; s’y entassaient les vêtements hors-saison, les machines à coudre de ma mère, il y avait un coin buanderie, un coin établi, bref, beaucoup de coins et de racoins. Beaucoup de zones d’ombres et de bruits bizarres.

Mon père lisait le Journal de Montréal d’une couverture à l’autre, en commençant par la fin. Je le feuilletais ensuite pour voir la page sept et sa photo de femme dévêtue (un tout autre dossier) et les publicités des films à l’affiche.

C’était l’époque où il y avait toutes sortes de salles indépendantes qui jouaient toutes sortes de films obscurs, avec une forte proportion de navets d’horreur. J’ai fait mes recherches: le film qui m’a traumatisé s’appelait Amok, l’homme à deux têtes, un film de 1971 à très très petit budget. (À ne pas confondre avec La chose à deux têtes, une comédie de 1972 avec encore moins de budget).

Le gars avait deux fucking têtes.

Une qui avait l’air très méchante, et l’autre qui semblait souffrir atrocement.

Je ne sais pas quel lien de cause à effet s’est opéré dans mon jeune esprit, mais ce gars-là vivait dans le sous-sol. Notre sous-sol. Dans la partie pas finie.

Quand j’approchais de la porte qui séparait les deux parties, je pouvais sentir sa présence. Il m’attendait. Je pouvais entendre le souffle de ses quatre narines, il se tenait prêt à se jeter sur moi avec ses grosses mains, ses mauvaises haleines et sa salopette. Si on me forçait à y aller, pour prendre une serviette propre ou un tournevis, je plissais les yeux, je serrais les dents et je fonçais.

Je misais sur la rapidité pour survivre. Ce bonhomme voulait me dépecer. C’était clair. Peut-on faire confiance à un homme qui porte une salopette? Non, bien évidemment. Encore moins s’il a deux têtes.

Ensuite, le mal s’est aussi installé dans le salon: mes parents ont acheté un magnétoscope VHS et ma sœur s’est découvert une passion pour les films d’horreur.

J’étais au lit dans la chambre du fond, mais je n’étais pas assez loin. Il m’était impossible de dormir. J’entendais les hurlements, les appels de détresse, les cris de terreur, les gémissements avant la mort, les coups de pelle et de machette, le bruit sourd des têtes qui roulent, détachées des corps. La musique dissonante.

Tous ces bruits m’inspiraient des visions insoutenables. Jusqu’à ce qu’un soir je me lève et que j’aille voir ce qui se passait à l’écran. On m’a donné la permission de regarder le film parce que c’était évident que ça me terrorisait beaucoup moins que de seulement l’entendre.

Les cris étaient plus réalistes et terrifiants que les têtes en caoutchouc qui revolaient dans les coins, suivis d’une giclée abondante de sirop coloré. Ça m’amusait beaucoup. Et la sélection était abondante; nous étions dans les années 80: un nouveau film d’horreur sortait toutes les deux heures, toujours plus cheap que le précédent.

Ça a guéri ma peur de dormir, et j’ai même développé un amour pour le genre. Les enfants démoniaques, les meurtriers psychopathes, les jeunes femmes possédées et les envahisseurs gluants venus d’ailleurs ont bercé mon adolescence.

Mais pour ce qui est du monstre à deux têtes, je préfère ne pas en parler. Mes parents ont vendu la maison il y a longtemps, mais je sais qu’il rôde encore dans le sous-sol, cet estie-là.

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Découvrez Novice, son plus récent roman, qui paraîtra le 1er mars aux Éditions Québec Amérique. Pour lire d’autres petites anecdotes, c’est par ici.

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