«L'entrevue éclair avec...» Céline Labrosse, linguiste-chercheure pour une langue sans sexisme – Bible urbaine

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«L’entrevue éclair avec…» Céline Labrosse, linguiste-chercheure pour une langue sans sexisme

«L’entrevue éclair avec…» Céline Labrosse, linguiste-chercheure pour une langue sans sexisme

Proposer des avenues qui mènent à la désexisation du français

Publié le 7 septembre 2021 par Claire Groulx-Robert

Crédit photo : Andrew Daoud

Dans le cadre de «L’entrevue éclair avec…», Bible urbaine pose 5 questions à un.e artiste ou à un.e artisan.e de la culture afin d’en connaître un peu plus sur sa personne, sur son parcours professionnel, ses inspirations, et bien sûr l’œuvre qu’il révèle au grand public. Aujourd’hui, on a jasé avec Céline Labrosse, linguiste-chercheure et auteure qui s'intéresse depuis longtemps à la neutralité langagière et dont une nouvelle édition de son ouvrage «Pour une langue sans sexisme» vient de paraître aux éditions Fides. Elle nous a livré une riche entrevue sur le genre et le langage. Bonne lecture!

Céline, quel plaisir de faire ta connaissance! Tu es docteure en linguistique et mènes des recherches dans le domaine de la sociolinguistique – plus particulièrement, sur le genre et langage. D’où t’est venue cette passion, et comment l’as-tu nourrie au fil des ans?

«Il y a souvent un moment clé dans notre vie qui déclenche une passion. Pour ma part, je me souviendrai toujours du jour où, à l’école primaire, la prof venait de nous apprendre que le masculin l’emportait sur le féminin. Estomaquée, je venais de saisir qu’il n’y avait pas, contrairement à ce que je pensais, égalité entre les camarades de classe. Les uns prédominaient sur les unes, car le masculin était évidemment associé aux garçons, et ceux-ci s’avéraient donc en quelque sorte supérieurs aux filles. Je suis rentrée à la maison, vraiment perplexe, et j’ai posé des questions à ce propos à ma mère, qui m’a confirmé qu’il en était ainsi. J’en suis restée abasourdie et j’ai laissé ça dans un coin de ma mémoire, inconsciemment, peut-être comme un fait à élucider un jour.»

«Des années plus tard, d’emblée attirée par la langue française, j’ai décidé d’orienter mes recherches sur l’origine de cette fameuse règle de préséance en français, d’ailleurs toujours enseignée dans les écoles en 2021, même dans notre société dite égalitaire! Et ces recherches m’ont menée à explorer corollairement l’histoire récente de la langue française dans la perspective des genres.»

Tu as également fondé le site www.langagenonsexiste.ca où tu «recense[s] des usages émergents et inédits dans la francophonie.» Qu’est-ce qui t’a donné envie de te lancer dans ce projet web de partage de tes analyses sociolinguistiques?

«Beaucoup de francophones suivent à la lettre ce que disent les dictionnaires sur tel mot, telle graphie, tel genre, tel accord… En revanche, les lexicographes, qui rédigent les dictionnaires, mentionnent s’en tenir scrupuleusement à l’usage. Si l’on suit cette logique, et que personne ne prend les devants, on aboutit à l’immobilisme et la langue perd son caractère évolutoire qui lui est pourtant inhérent.»

«Heureusement, dépassant une vision stricte de la norme, des groupes féministes, communautaires et syndicaux ont innové, dans les années 1970, en dédoublant les noms masculins de personnes afin que chaque titulaire de fonction ou nouvelle employée puisse revêtir un titre féminin, soit dans la morphologie du mot (une chauffeure, une enquêteure, une demandeure d’asile), ou par le déterminant (une camelot, une commis, une médecin).»

«En 2005, constatant une foule d’innovations langagières qui n’étaient toujours pas recensées par les dictionnaires, j’ai alors créé un corpus de ces formes inédites ou émergentes afin de démontrer qu’elles étaient bien vivantes dans une documentation variée, et que celles ou ceux qui souhaitaient les mettre de l’avant avaient des prédécesseures.»

Ce 30 août, tu as fait paraître une nouvelle édition enrichie de ton livre Pour une langue sans sexisme: petit traité pratique pour un usage quotidien aux Éditions Fides. Tu y prônes avant tout «une langue française sans sexisme qui met en avant l’essence universelle des êtres humains – peu importe leur identité et/ou leur genre». Comment as-tu fait pour esquisser et développer des propositions linguistiques allant dans ce sens?

«Dans la première édition (Pour une grammaire non sexiste, 1996), parue il y a déjà 25 ans, j’innovais en présentant des finales qui, croyais-je, rallieraient tous les êtres humains: des chargez de cours, nos amiz, les éluz, par exemple, où -ez, -iz et -uz étaient inspirées des siècles précédents. Or, si toutes et chacun peuvent innover en lançant des néologismes, je me suis rendue compte qu’il était bien plus aisé de rester dans les limites de la langue française, celle-ci offrant suffisamment de latitude et de souplesse pour atteindre cet objectif.»

«Toutes ces années entre la 1re et la 2e édition m’ont fait prendre conscience également qu’il valait mieux rassembler les genres plutôt que les opposer afin d’inclure tous les êtres humains. Je faisais fausse route en dédoublant certains titres “à tout prix” (un individu, une individue; un mentor, une mentore; un marmiton, une marmitonne) tandis que une individu, une mentor, une marmiton rapprochaient davantage les genres, et même pleinement au pluriel:  les individus, ces mentors, des marmitons. Au surplus, rarissimes sont les gens qui s’expriment par des dédoublements généralisés en tout temps (“Écrivez votre nom d’utilisateur ou d’utilisatrice”), voilà pourquoi les noms communs en genre s’avèrent si avantageux.»

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Selon toi, ces dernières décennies, qu’est-ce qui explique l’engouement – et même le militantisme – des femmes pour «les multiples formes féminines en -eure qui se diffusent dans la francophonie, le glissement d’hommes à humains, l’alternance des genres, la réactivation de l’ancienne règle de proximité», notamment?

«Si vous cherchez un exercice didactique fort instructif, faites lire un texte d’intérêt général, entièrement écrit au féminin, à vos frères, cousins, copains, confrères,… Il y a fort à parier qu’ils se sentiront mal à l’aise ou peu concernés. Pourtant, c’est ce qui est imposé aux femmes – des textes au masculin – dans tous les domaines.»

«Or, des recherches ont démontré que l’utilisation du masculin dit généralisant inférait bien davantage une représentation masculine que l’une des deux genres. Voilà pourquoi les citoyennes ont commencé à moduler la langue afin de s’y reconnaître. Pensons aux énoncés tels que: “Un pompier a accouché la semaine dernière”, “Un ministre en robe de soie”, “Un homme averti en vaut deux” adressé à une consoeur, “L’homme de l’année”, qui seraient de nos jours reformulés instinctivement par “Une pompière, une ministre, une personne avertie / une femme avertie, la personnalité de l’année”.»

«D’autre part, deux stratégies – la règle de proximité et l’alternance des genres – accordent judicieusement une place égalitaire aux genres. Quant aux titres féminins en –eure (auteure, soudeure, facteure, inspecteure, etc.), ils se rapprochent harmonieusement de la forme masculine correspondante, mettant en avant l’essence universelle des êtres humains.»

À court ou moyen terme, comment penses-tu que la langue française va continuer d’évoluer et de se «désexiser»/«dégenriser»? On aimerait beaucoup que tu nous donnes quelques exemples concrets!

«Voici ce que j’entrevois dans une perspective réaliste et prochaine:

  • Tous les genres seront réunis, du moins à l’oral, avec les formes féminines en –eure: les influenceur(e)s, des concepteur·e·s de contenu, ces créateur.e.s, etc.
  • Les francophones illustreront leurs propos avec davantage de formes communes (une lieutenant, une figurant, une magistrat, une soldat), et de plus belle encore lorsqu’il s’agit d’une finale unique au masculin: une chef, une expert, une révérend, une témoin, une suspect, etc.
  • La règle de proximité se généralisera: des techniciens et techniciennes spécialisées, de grandes championnes et champions.
  • L’alternance des genres deviendra pratique courante: Qui pourrait être attiré·e par cette destination? Peut-être un Français, une Allemande, un Italien, une Sud-Américaine, un Russe ou une Chinoise.
  • Plus d’exemples de féminins généralisants émergeront, lesquels feront contrepoids au masculin qui présuppose d’emblée qu’il s’agit toujours d’un homme: “Supposons que vous commencez l’université et que vous êtes bien heureuse d’être en présentiel”.»

«C’est évidemment le locutorat du français qui façonnera l’avenir de sa langue, et les pratiques émergentes laissent poindre tous les espoirs!»

Pour lire nos précédents articles «L’entrevue éclair avec» et faire le plein de découvertes, consultez le labibleurbaine.com/nos-series/lentrevue-eclair-avec.

*Cet article a été produit en collaboration avec les éditions Fides.

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