LittératureDans la peau de
Crédit photo : John Londono
Marc André, tu es professeur au Département d’études littéraires de l’UQAM et l’auteur de plusieurs recueils de poésie, anthologies, ouvrages collectifs, manuels scolaires et revues, et même d’une étude intitulée Spatialité textuelle dans la poésie contemporaine. Dis-nous, à quel moment as-tu ressenti l’appel pour l’écriture, et plus spécifiquement pour la poésie?
«Mon parcours ne s’inscrit pas dans une vision qu’on pourrait qualifier de romantique et qui serait fondée sur des puissances supérieures venues me choisir ou m’interpeller afin de poursuivre la mission de la Poésie.»
«À l’âge de 18 ans, je suis parti en France pour étudier le théâtre corporel en tant que comédien. Au cours de ce séjour, qui a duré deux ans, j’ai souhaité m’accorder un espace de parole et de liberté, qui puisse accueillir des images intimes, des mots qui se rencontrent et s’entrechoquent. C’est à ce moment que j’ai exploré véritablement les premiers élans et vertiges de l’écriture. Ce n’est que plus tard, de manière tâtonnante, que cette démarche solitaire a pu être rapprochée de la poésie.»
Du côté des Éditions de Noroît, tu as fait paraître une belle variété d’ouvrages de poésie, notamment Les champs marins (1991), Carnets de Brigance (1994), Vent devant (2001), M’accompagne (2005) et Ta voix là (2015). Grâce à ceux-ci, tu as reçu de belles reconnaissances –par exemple du Prix Louis-Guillaume, du Prix du Gouverneur général, du Prix Émile-Nelligan et du Prix littéraire Desjardins de la poésie. Félicitations! On aimerait savoir: qu’aimes-tu explorer à travers ta poésie? Parle-nous des thèmes qui te sont chers.
«À première vue, il est toujours difficile de transposer une démarche d’écriture et les multiples mouvements de pensée qu’elle soulève dans des catégories ou des étiquettes thématiques. Chaque projet est un univers aussi vaste que touffu que l’écriture décante et fait apparaître lentement. Les mots me transportent ailleurs, m’émeuvent aussi par leur capacité de créer des relations qui densifient notre rapport au monde et aux autres. J’aime l’idée que l’écriture puisse permettre d’approcher des formes d’attention et de sensibilité singulières.»
«C’est pourquoi le corps est si présent dans mon travail, car il renferme et révèle en même temps nos désirs, nos abandons, nos rêves et notre conscience de la mort. Je constate que mon écriture revient constamment sur les mouvements intérieurs que suscite l’irrépressible besoin qui m’habite d’aller au-devant du monde, que je sois dans mon jardin ou dans un pays étranger.»
Plus récemment, et toujours aux Éditions du Noroît, tu as levé le voile sur ton plus récent livre de poésie, un ouvrage intitulé La langue de ta langue. À travers ce livre, tu poursuis le projet amorcé avec Ta voix là autour du poète, dramaturge et essayiste italien Mario Luzi «pour interroger le fil de l’existence depuis les mouvements du corps et de la langue». Peux-tu nous en dire plus sur ton objet d’étude, et peut-être pourrais-tu nous dire d’où vient cette envie irrésistible de rendre hommage à l’Argentine, à travers ces déambulations dans Buenos Aires?
«Dès le départ, il ne s’agissait pas d’écrire sur l’Argentine ou de rendre hommage à des poètes, mais d’établir un dialogue, comme seule la poésie peut en provoquer, entre mon écriture et l’écriture.»
«Il se trouve que j’ai pris conscience, un jour, de l’importance que certain.e.s poètes argentin.e.s avaient eu dans mon parcours, alors que l’Argentine n’occupait pas, elle, une place aussi prépondérante dans ma vie. Sans être une contradiction, ce constat a suscité diverses questions, notamment sur mon désir d’aller vers l’autre – cette figure imaginaire où converge soi et autrui, l’étranger et l’étrangeté – et sur la capacité de l’écriture et, plus particulièrement celle de la poésie, à faire éprouver ce qui se trouve hors de soi, mais à partir de son propre corps.»
«De plus, j’aime depuis l’adolescence les langues étrangères – j’ai suivi des cours d’allemand, d’italien, de latin, et je rêve d’apprendre, un jour, l’arabe! J’aimerais toujours être en train d’apprendre une langue étrangère… Avec ce projet, j’ai voulu lier intimement l’expérience de l’écriture avec celle de la langue de l’autre, en l’occurrence l’espagnol. Et cela m’a conduit à faire se rencontrer les images nées de mon séjour de deux mois à Buenos Aires et celles qui n’avaient cessé de se manifester à la lecture et à la relecture de ces poètes que sont Roberto Juarroz, Arnaldo Calveyra, Silvia Baron Supervielle et Jorge Luis Borges.»
«En revanche, il n’est pas du tout nécessaire de les connaître ou d’avoir lu leurs textes pour pouvoir entrer dans l’univers du recueil.»
Accepterais-tu de nous présenter un extrait de l’un de tes poèmes pour qu’on ait un accès intime et privilégié à ton univers?
«J’ai utilisé l’expression «poèmes palimpsestes» pour désigner à la fois le processus d’écriture et la nature des poèmes. Cette image du parchemin sur lequel un texte s’est effacé pour laisser la place à un autre représente très bien, à mes yeux, le travail de trace et de mémoire qui s’inscrit dans tout acte de lecture et d’écriture, comme un mouvement infini par lequel se manifestent la rencontre, la parole, la disparition de soi.»
«Il est un peu question de tout ça dans ce poème, comme dans les autres qui constituent l’ensemble du recueil».
tu as fait de la langue
et de ta langue
deux continents
qui glissent et se frottent
aux instants sacrifiés de la mémoire
quand la lumière fait battre le cœur
comme l’oiseau et l’ornithologue
pendant les migrations
surgit le miroir d’une mort possible
où l’instant transperce le rêve
un horizon dans la main
On se permet de rêver! Si tu avais la chance de rencontrer le poète ou la poétesse de ton choix, à son époque, bien sûr, sur qui ton choix s’arrêterait-il, et de quoi aimerais-tu parler avec lui/elle?
«Je ne peux m’empêcher de souhaiter, secrètement, rencontrer un jour Silvia Baron Supervielle, qui habite à Paris depuis des décennies, pour avoir la chance de discuter d’écriture, bien sûr, mais aussi de vivre avec elle quelques moments de silence.»