MusiqueLa petite anecdote de
Crédit photo : Erika Essertaize
J’ai, depuis quelques années, entièrement perdu l’habilité de frissonner en écoutant de la musique.
Cette piloérection de naguère est aujourd’hui remplacée par une sorte de réaction monomaniaque où le côté rationnel de mon cerveau l’emporte vraisemblablement toujours sur le côté émotif, réduisant ainsi la musique que j’entends et que je continue tout de même à apprécier en une sorte de série de mesures composites.
Désormais, je ne peux m’empêcher de décortiquer chaque élément reconnaissable d’une chanson, une déformation professionnelle plutôt répandue chez les musiciens, me dit-on.
Et donc, jusqu’à tout récemment, tout portait à croire que les frissons (aesthetic chills in english) étaient pour moi une réponse psychophysiologique caduque. Seulement, je suis tombé sur un tweet (gazouillis in french) par hasard, l’autre fois, et la sensation m’est revenue quelque temps après.
I move away from the mic to demand justice.
— Tay Zonday (@TayZonday) June 1, 2020
Le gazouilleur, le charismatique Tay Zonday (dont la célèbre voix de baryton n’a rien d’un gazouillis, soit dit en passant), fut l’un des premiers auteurs viraux de la toile. Sa chanson phare, «Chocolate Rain», a été reprise et parodiée par ce qui semblait être un nombre incalculable de gens à l’époque, créant par le fait même un phénomène aujourd’hui relativement banal, mais autrefois parfaitement étrange, soit la popularité soudaine d’un objet culturel mécompris, et ce, délibérément ou pas.
Dans la vidéo qui accompagne la chanson, Zonday livre une performance relativement stoïque, mis à part LE moment dont tout le monde me parlait à l’école lorsqu’il était temps de me faire découvrir la nouvelle sensation youtubienne: le bout où il «[…]move away from the mic to breathe in», sous-titre à l’appui.
Ces quelques secondes (ainsi que la voix ridiculement grave de Zonday, son interprétation expressive, et le motif de clavier ultra-répétitif appuyant le texte, disons-le) ont été suffisants pour enflammer l’esprit collectif et, par le fait même, faire dévier l’attention.
Soudainement, cette chanson résolument originale, aux paroles traitant du racisme systémique et des flagrantes inégalités aux États-Unis, ainsi que son auteur, devenaient tous deux une punch line populaire dans tous les late-night shows de ce monde.
Ce tweet donc. Une autoréférence claire et solennelle, publiée quelques jours après la mort de George Floyd, le 25 mai 2020. Une autoréférence rappelant l’une des premières vidéos virales d’Internet, qui a été publiée en 2007.
Chocolate rain
Every February washed away
Chocolate rain
Stays behind as colors celebrate
Chocolate rain
The same crime has a higher price to pay
Chocolate rain
The judge and jury swear it’s not the face
À mon avis, «Chocolate Rain» n’a aujourd’hui plus rien d’un phénomène Internet comique. Le contexte sociopolitique duquel est née la chanson n’a vraisemblablement pas changé, et cette chanson, plus que jamais due pour une réévaluation contemporaine, représente un véritable appel à la justice, ses paroles étant malheureusement autant d’actualité aujourd’hui qu’à l’époque de sa création.
Certaines réponses au tweet de Zonday prétendent même que certains individus ont infiltré le scanneur de la police de Chicago pour y faire jouer la chanson en boucle en guise de protestation. Rares sont les œuvres engagées qui ont obtenu autant de visibilité et de popularité, tous médiums confondus.
Seulement, ça aura pris treize ans pour que l’on apprenne à ne pas s’arrêter aux qualités superficielles de l’œuvre. La récompense, pourtant accessible depuis longtemps, nous est dévoilée sous forme de paroles habiles, critiques d’un système qui reste à démanteler puis à refaire, et poignantes dans leurs images et leur poésie.
Se moquer de «Chocolate Rain» aujourd’hui relève à mon avis d’un cynisme mal placé (ou d’une nostalgie ironique, c’est selon).
Chocolate rain
History quickly crashing through your veins
Les frissons musicaux me sont donc revenus par l’entremise de «Chocolate Rain». Des frissons d’horreur, puis d’espoir. Des frissons qui ont mis fin à des années de rationalisation musicale, le temps d’une chanson.
Je dois admettre que je n’aurais pas su prédire ma réaction face à une telle réappropriation de la part de Zonday, mais aussi d’un public reconnaissant enfin le pouvoir d’un texte qui a toujours été digne d’une lecture au porte-voix. J’ai moi-même été aveugle quant à la charge émotive que contenait la chanson, longtemps ridiculisée, puis reléguée au rang des one-hit wonders de l’ère numérique pendant toutes ces années.
Un jour, Chocolate Rain sera un document d’archives, un souvenir lointain d’une époque révolue. Mais le message de Zonday reste important, et surtout, nécessaire.