«Enemy» – Bible urbaine

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«Enemy»

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Au coeur du cauchemar de Denis Villeneuve

Publié le 14 mars 2014 par Ariane Thibault-Vanasse

Crédit photo : Les Films Séville

Le chaos est indéchiffrable, disait José Saramago. Quand un professeur d’université, Adam (Jake Gyllenhaal), aperçoit son double dans un film, l’obsession de le rencontrer le sortira de sa torpeur, de son monde prévisible encrassé dans un schème. Avec Enemy, le nouveau-né de Denis Villeneuve (Incendie, Prisoners), le réalisateur entraîne le spectateur dans un thriller érotico-psychologique où nul ne peut sortir complètement indemne d’une confrontation de son reflet.

La facture artistique d’Enemy ne ressemble en rien aux derniers longs-métrages du réalisateur de Polytechnique. Une atmosphère lourde, angoissante, voire sale, est omniprésente et se rapproche davantage de son court-métrage Next Floor. Le film est recouvert d’un filtre jaunâtre qui donne à la ville de Toronto où se déroule le récit un caractère enfumé et écrasant. S’y dessine en filigrane l’étau d’une toile d’araignée qui se resserre autour du personnage d’Adam. Ce dernier est confronté à la fin d’une relation avec sa petite amie Mary (Mélanie Laurent) et à la découverte de son jumeau parfait en la personne d’Anthony, acteur de troisième ordre.

Tout dans Enemy ramène au double et la théorie du chaos (mieux connue peut-être sous l’appellation de l’effet papillon) est vite laissée de côté. Denis Villeneuve multiplie les citations de maîtres du cinéma. La scène d’ouverture où est effectuée un panorama sur la ville de Toronto et qui se termine par la superposition du titre de film en grosses lettres jaunes rappelle la première séquence de Rosemary’s Baby de Polanski. Tout comme Polanski, Villeneuve sème un doute persistant dans la tête du spectateur. Et il poursuit en mettant en scène un regroupement mystérieux d’hommes, confortablement assis et qui regardent avidement des femmes masquées s’adonnant aux plaisirs de la chair.

Expression de déjà-vu? La référence à Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick est bien entendu évidente. D’ailleurs, dans ce classique aussi le réalisateur s’amuse avec le vrai et le faux en travaillant sur le subconscient des personnages principaux. Enemy est le résultat de cette même recherche sur l’inconscient et en l’occurrence, sur celui de Denis Villeneuve. Le symbole par excellence qui s’en dégage est l’araignée. L’araignée évoque les apparences qui sont souvent trompeuses. En raison de la fragilité de sa toile, elle a été souvent associée aux Parques dans la mythologie grecque.

Or, avec sa gigantesque sculpture intitulée Maman, l’artiste Louise Bourgeois donne à la figure de l’araignée une signification manipulatrice et étouffante. Cette même Maman semble prendre vie au beau milieu d’une scène au centre-ville de Toronto, effectuant du coup un clin d’œil à Cronenberg et à son film Spider (2002). La mère est omniprésente dans Enemy, que ce soit la jeune épouse enceinte ou la génitrice d’Adam/Anthony incarnée par Isabella Rossellini qui semble tout droit sortie d’un film de David Lynch et qui ajoute à l’atmosphère bizarre et dérangeante de la production.

Il y a une véritable recherche sur l’image et sur le thème. En cela, le dernier opus de Denis Villeneuve est d’une grande richesse cinématographique. La ville de Toronto (peu souvent exploitée) est un personnage comme New York l’était dans Manhattan. La caméra de Villeneuve suggère avec des vues en plongées une ville-monstre. Comme celle de nos cauchemars. L’histoire, bien simple après tout, est mise au second plan, effacée par une surcharge de références, intéressantes certes, mais qui reste en superficialité.

Enemy est en fait un face-à-face meurtrier avec soi. Les personnages d’Adam et d’Anthony ne forment qu’une unique personne. L’histoire est les déboires de l’un, fait écho à ceux de l’autre. Denis Villeneuve a réussi à extérioriser ses peurs les plus ancrées et fait preuve d’un profond amour pour ses homologues cinéastes. De manière humble, il transpose à l’écran (de manière inconsciente peut-être, comme le ferait un apôtre de l’automatisme), les leçons de cinéma et s’approprie avec le plus grand respect la nouvelle de José Saramago comme le ferait tout amoureux du travail artistique d’autrui.

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