ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : David Mendoza Hélaine
Les six derniers mois ont paru durer dix ans pour certain.e.s et nous ont déshabitué.e.s aux rassemblements. La première pièce de la saison comble ainsi nos désirs d’arts vivants, inassouvis ces derniers temps, et porte sur ces manques qui se sont creusés en nous.
Nos voix intérieures
Les quatre tableaux qui jalonnent le déambulatoire Manque(s) sont d’une originalité et d’un dynamisme assez sobres. En substance, il s’agit de tranches de vie, tirées du quotidien confiné des différent.e.s intervenant.e.s. Parmi eux-elles, un homme rongé par l’anxiété sociale éprouve un désir inusité: celui de quitter l’appartement dans lequel il se cloîtrait, et de se rendre à l’extérieur, la civilisation ayant déserté les rues de la ville. Une femme érige des remparts de rouleaux de papier de toilette et de conserves alimentaires afin de se prémunir contre les hasards du sort. Ces remparts, imprenables au premier abord, échouent cependant à dissimuler tout à fait sa vulnérabilité. Une jeune adulte évoque sa grand-mère vieillissante, convoquant le souvenir de la nageuse hardie que celle-ci a été. Un adolescent rumine quant aux tâches qu’il doit accomplir le lendemain alors qu’il tarde à s’endormir.
Rien d’extrême parmi ces histoires, pas de quoi asséner une décharge aux spectateur.rice.s. Or, n’est-ce pas de ces moments interchangeables, plus ou moins mornes, qu’a été cousu le quotidien confiné de nombre d’individus ayant vu leurs activités habituelles s’interrompre? De cette succession de jours pareils les uns aux autres? De ces réflexions enfiévrées, murmurées pour soi?
L’aspect réflexif, introspectif, constitue le véritable intérêt de la pièce. Celle-ci donne à entendre le monologue intérieur d’une vaste galerie de personnages. Leurs secrets sont violés par un haut-parleur qui diffuse les pensées intimes de chaque intervenant.e, de sorte qu’aucun.e comédien.ne ne récite de texte face aux spectateur.rice.s. Les personnages n’engagent pas de dialogue entre eux. Dispositif judicieux, s’il en est un, puisqu’il renforce l’impression d’avoir accès à l’intériorité de chaque membre de la distribution.
Manque(s) interroge également l’auditoire quant au rapport que l’on entretient avec les autres. La pièce soulève l’ambivalence et les doutes dont nous sommes parfois pétri.e.s en matière de relation. Elle nous questionne, en outre, sur notre contribution respective à la marche du monde, la pandémie ayant révélé combien notre sort était attaché à celui d’individus situés à des milliers de kilomètres d’ici.
Des contraintes fécondes
La scénographie, assumée par Dominique Giguère et Geneviève Bournival, est soignée. Quatre petits campements ont été déployés autour du Centre Frédérick-Bach. Le décor se fond ainsi dans les lieux publics, si bien que des passant.e.s médusé.e.s sont susceptibles d’être ralliés quelques instants à la représentation. Au demeurant, il est réjouissant de voir du théâtre à l’extérieur des enceintes traditionnelles.
Manque(s) compte une distribution assez nombreuse, composée de jeunes et inspiré.e.s créateur.rice.s. Plusieurs d’entre eux-elles ont d’ailleurs contribué à l’écriture et au déploiement de cette vaste fresque de notre quotidien confiné. Les tableaux ont été agencés par Samantha Clavet à la mise en scène (qui compte également parmi les interprètes), elle a su tirer profit des contraintes que posait le contexte singulier dans lequel nous sommes.
L’équipe du Théâtre Escarpé, qui avait présenté Envies il y a quelques années au Pub L’Autre Zone, devait initialement présenter Food Club au printemps dernier. De toute évidence, ces artistes sont pourvu.e.s d’une créativité retorse, ayant transcendé l’hébétude dans laquelle la pandémie a plongé de nombreuses personnes pour en arriver à un objet théâtral aussi versatile et réjouissant.
La saison des arts vivants s’annonce belle, envers et contre tout.
«Manque(s)» du Théâtre Escarpé en images
Par David Mendoza Hélaine
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de la rédaction