ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Danny Taillon
Moi, dans les ruines rouges du siècle nous transporte au cœur des dernières années de l’URSS, précédant l’arrivée de la perestroïka et l’accession à l’indépendance de l’Ukraine.
C’est à travers une famille comme les autres que ce grand récit d’Histoire nous est livré: celle de Sasha Samar et de ses parents, Vassili et Galina. Une famille comme les autres, qui sera traversée par un drame lorsque la mère les abandonne – ou plutôt, comme le perçoit Sasha dans l’enfance, lorsque son père le kidnappe.
Sasha Samar devient tantôt le spectateur de moments clés de son existence, replonge tantôt dans l’enfance, tandis qu’il joue chaque période importante de sa jeunesse. Il passe de la petite enfance à l’adolescence dans un jeu si juste et convaincant qu’on croirait vraiment voir un enfant de taille adulte accourir, à quatre pattes, vers les jambes de sa mère.
Son regard juvénile, son désarroi devant les bouleversements de son coin de monde, sa joie puérile et ses larmes lorsqu’il cherche sa mère volatilisée: toutes ces émotions paraissent sincères et font alterner le cœur entre les rires et les larmes avec une fluidité parfaitement naturelle.
L’histoire de l’URSS et celle de Sasha nous sont également livrées telles qu’il les percevait aux âges qu’il incarne. Ce point de vue enfantin, naïf et rempli d’idéaux, permet de nuancer le portrait plus ombrageux de la Russie que se fait sans doute aujourd’hui, et avec raison, l’acteur.
La scène paraît souvent trop vaste pour le décor sobre qui l’habite, et les acteurs semblent perdus au milieu de cette amplitude. Y est représenté un appartement plutôt pauvre, divisé en deux parties qui se font face sur la large et profonde scène du Théâtre Duceppe, sert tantôt aux parents de Sasha, tantôt à ses amis Ludmilla et Anton. Sasha et ces derniers incarnent cette génération perdue, issue d’une l’URSS en perte de direction, confondue par l’ouverture à l’idéologie dominante de l’individualisme et du capitalisme.
Une génération assoiffée de liberté, d’indépendance et d’affranchissement.
Les dialogues se font parfois si lyriques qu’on s’y perd légèrement, mais cet excès demeure toujours pertinent, permettant parfois d’aller jusqu’à une caricature qui apparaît telle une bouffée d’air au milieu de cette fresque dramatique. Geoffrey Gaquère et Sophie Cadieux, dans les rôles d’Anton et de Ludmilla, se débrouillent particulièrement bien dans l’interprétation de ces extrêmes.
La distribution complète de ce spectacle est excellente: Marie-France Lambert (dans le rôle de Galina), Peter Meltev, Aliona Munteanu et Sophie Cadieux jouent différents rôles avec tant d’adresse que l’on n’y prête pas attention. Savoir se faire oublier derrière son personnage est la marque de tout grand acteur.
Il faut toutefois noter que la durée des scènes, tout comme le plateau de Duceppe, s’étire parfois un peu trop et nous perd. Le ton criard adopté par l’ensemble de la distribution fatigue, et fait paraître ces deux heures de théâtre plus longues qu’elle ne le sont réellement.
Jean Maheux prête ses traits au père de Sasha et en dessine un portrait nuancé, en équilibre entre l’ombre et la lumière. Ce père imparfait aime son fils; sans lui, dit-il, il serait mort. Lors du monologue le plus émouvant de la pièce, celui qui précède sa mort, il fait part à Sasha de l’importance de ne se souvenir que de cet amour qu’il lui a porté. Le reste, affirme-t-il, peut être inventé, du moment que Sasha se souvienne qu’il l’aimait.
Ce souhait de mourant, Sasha Samar l’aura honoré d’un bout à l’autre de sa pièce, où l’amour de Vassili ne cesse d’être rappelé et mis en évidence. Si le reste n’est pas inventé, ce n’est pas ce qui compte: il s’agit avant tout d’une histoire humaine sur la fragilité et l’universalité des sentiments.
La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine dure maintenant depuis deux ans. Le travail brillant d’Olivier Kemeid juxtapose le passé de ce peuple résilient et courageux au quotidien d’une famille ukrainienne.
En ramenant ainsi l’Histoire à l’échelle individuelle, Olivier Kemeid est certain de toucher les cœurs. Les spectateurs ne peuvent faire autrement que de sortir de la salle avec, en eux, les premiers germes d’une prise de conscience.
«Moi, dans les ruines rouges du siècle» d'Olivier Kemeid en images
Par Danny Taillon
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