ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Martin Argyroglo
Les costumes dont sont affublés les interprètes ont été conçus pour épouser non seulement leur corps, mais également leur personnalité. Ils contribuent, de surcroît, à leur immersion dans le vécu des taupes, les gênant quelque peu dans leurs mouvements et obstruant partiellement leur vue. L’auditoire n’a pas accès au visage des acteurs: celui-ci ne saurait donc renseigner sur les émotions auxquelles les sous-terrains livrent les taupes. Pourtant, on s’émeut de voir cette singulière horde de créatures accomplir ses gestes quotidiens dans une sorte de terrarium scénique, lequel confine le spectateur à une position d’entomologiste.
Les taupes semblent être, par ailleurs, des créatures de bien peu de mots, les dialogues étant écartés au profit des «sons, des grognements et des matières», explique Philippe Quesne, le metteur en scène. Celui-ci en est à sa deuxième participation au Carrefour international de théâtre après l’Effet de Serge présenté au Périscope, en 2010.
Le metteur en scène désirait imprégner l’auditoire de la réalité des créatures souterraines, largement méprisées, dont l’acuité auditive ferait contrepoids à une vue médiocre. La musique occupe un vaste pan de l’espace sonore, Quesne affirmant qu’il s’agit d’ailleurs de sa «première pièce aussi musicale». Le registre musical des taupes est, semble-t-il, fort varié: tandis qu’elles reprennent «Ne me quitte pas» de Brel à l’occasion de touchantes obsèques pour l’une de leurs paires, elles livrent éventuellement un concert de rock électrisant. Il existe d’ailleurs une version concert de la pièce, de même qu’une version adaptée pour les enfants, intitulée L’après-midi des taupes.
Réattribuer à l’existence des taupes ses lettres de noblesse
Le travail de création, effectué par le biais de suggestions et d’essais au fil des répétitions, s’est érigé sur les bases d’une singulière intuition: celle de «faire un travail de taupe». L’idée était de restituer à l’existence des taupes ses lettres de noblesse. Aux yeux de Quesne, celles-ci forment une population mésestimée.
Or, lorsque leur quotidien est porté à la scène, on reconnaît volontiers aux taupes une curieuse humanité. On assiste notamment à leurs ébats sexuels, à leurs jeux et à la mise bas de l’une d’entre elles. D’aucuns interprèteront d’ailleurs les différents tableaux comme autant d’illustrations des étapes de l’existence humaine.
L’ambiance est à la fête, en outre, quelques clins d’œil scénographiques étant adressés aux parcs d’attractions: les lettres formant «Welcome to Caveland» traduisent ainsi l’hospitalité des taupes qui enjoignent l’auditoire de pénétrer dans leur univers forain.
Un spectacle allégorique
La nuit culmine véritablement lors d’une scène de théâtre d’ombres derrière un drap sur lequel est réalisée simultanément une projection aux accents psychédéliques. Le spectateur discerne alors la tourmente qui s’installe dans l’esprit de l’une des créatures, ou encore il assiste simplement à l’illustration d’un besoin fondamental chez l’être humain s’il en est un: celui de se raconter à autrui. Quoi qu’il en soit, la beauté et la charge symbolique d’un tel morceau de théâtre, sorte de mise en scène de l’allégorie de la caverne, est considérable. Quant à l’univers du sous-sol, il irrigue des questionnements existentiels, comme celui des origines de l’humanité et celui de notre mort.
Un humanisme transcende la condition des bêtes dans La nuit des taupes. Le spectateur s’identifie à elles, et constate que leur existence ne saurait se résumer au fait de se nourrir: les bêtes ont une inclination pour l’art, et elles se préoccupent de leur bien-être mutuel.
Bien qu’il comporte quelques longueurs, Quesne a façonné un objet théâtral franchement intéressant. À la lumière d’une telle création, force est de constater que le vécu de toute population, aussi méprisée soit-elle, recèle ce potentiel d’être intéressant s’il est porté par la grâce d’un créateur talentueux.
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Par Martin Argyroglo
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