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Un «contrat» des plus dérangeants
La pièce d’une durée d’une heure et vingt-cinq minutes, dont la mise en scène est assurée par Denise Filiatrault, débute sur ce marché conclu entre le bijoutier et son employé. Monsieur Haffmann désire simplement confier sa boutique à ce dernier jusqu’à ce que les choses se replacent, qu’elles reviennent à la «normale», finalement.
Mais cette entente en apparence toute simple ne se fera pas à n’importe quel prix: Pierre Vigneau, après mûre réflexion avec sa femme, a tôt fait de poser une condition à cet accord, comme une contre-offre: Joseph Haffmann devra avoir des rapports sexuels avec Isabelle Vigneau (Julie Daoust) jusqu’à ce qu’un enfant soit conçu de leur union charnelle, privilège dont Vigneau est privé en raison de sa stérilité…
Ce pacte scellé a tôt fait d’envenimer les relations entre les trois individus, dont les parts d’ombre se révèlent au fil de l’histoire. En effet, le pouvoir que confère cette entente à l’amiable à Pierre Vigneau le fait basculer dans l’abus.
«Ainsi, dans ce contexte tout particulier, tout se marchande: le sexe, l’amour et même… la vie.»
Une association pour le moins efficace: le sexe et les claquettes!
La metteure en scène et directrice artistique Denise Filiatrault a eu la brillante idée de transposer des scènes significatives en les agençant symboliquement à une autre action. Par exemple, les relations sexuelles répétées entre Joseph Haffmann et Isabelle Vigneau sont présentées en parallèle des danses de Pierre Vigneau qui excelle dans l’art des claquettes, activité somme toute légère qui l’aide à décompresser et à penser à autre chose.
Mais au fil de la pièce, le rythme des claquettes devient de plus en plus rapide et agressif, accompagné d’un éclairage sombre et tamisé, qui vient évoquer ces moments qui sont de plus en plus douloureux pour Pierre.
Des obstacles à une immersion «totale»
Je dois toutefois l’avouer: il y a certains éléments issus de l’interprétation des comédiens qui ont nui à mon immersion en tant que spectatrice. De fait, dans la première partie de la pièce, il m’a semblé que le jeu des trois comédiens interprétant les personnages de Joseph (Ariel lfergan), Pierre (Renaud Paradis) et Isabelle (Julie Daoust) manquait de solidité, d’ancrage, de ressenti.
Par exemple, l’interprétation plus en retenue et uniforme d’Ariel lfergan et celle plus «jouée» du personnage d’Isabelle Vigneau s’accordait mal au jeu de Renaud Paradis, qui relève davantage de la comédie, du «plus grand que nature».
Fort heureusement, en dernière partie de la pièce, l’arrivée du couple que forment l’ambassadeur d’Allemagne Otto Abetz (Roger La Rue) et son exubérante femme Suzanne Abetz (Linda Sorgini), alors invités à dîner, est venue rehausser l’ambiance, voire la réchauffer, non seulement par la menace qu’ils représentent pour les trois hôtes, mais aussi et surtout par l’interprétation plus juste et ancrée de ces comédiens.
Par ailleurs, les multiples scènes divisées par un fondu au noir, pourtant nécessaires, mais un peu trop précipitées à mon avis, finissaient par altérer le rythme de mon immersion.
Un enjeu qui contient sa part d’ombres
Le contrat qui lie Joseph Haffmann et Pierre Vigneau met en lumière une facette du nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale, à savoir le pouvoir de vie ou de mort qu’elle confère au citoyen moyen sur les Juifs. De fait, cette entente entre Haffmann et Vigneau a tôt fait de lier les pieds et les mains du principal intéressé…
Par ailleurs, un autre enjeu central de la pièce dissimule une question qu’il peut être intéressant de se poser comme spectateur: comment interpréter le projet des Vigneau, celui de concevoir un enfant mi-Français mi-Juif, dans un contexte où les Juifs sont considérés comme une race inférieure par les Nazis?
Visiblement, les personnages ne se posent pas cette question. Peut-être que cette absence de questionnement signifie quelque chose en elle-même? Décidément, la pièce de Daguerre nous donne matière à réflexion.
En somme, si certains éléments de la mise en scène et de l’interprétation peuvent déranger par moments l’immersion, du point de vue intellectuel, Adieu Monsieur Haffmann contient tous les éléments nécessaires pour nourrir la réflexion bien au-delà du contexte de la Seconde Guerre mondiale. De plus, un enjeu distingue cette dernière par rapport aux œuvres qui portent sur cette période historique: la terrible facilité avec laquelle il est possible pour un Européen modéré de fraterniser avec l’ennemi.
Il vous est toujours possible d’assister à Adieu Monsieur Haffmann au Théâtre du Rideau Vert jusqu’au 16 octobre prochain.
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de la rédaction