ThéâtreCritiques de théâtre
Crédit photo : Renaud Philippe
À savoir si la fiction doit envier la réalité ou le contraire, nul besoin de répondre dans le contexte de cette histoire. Nous y plongeons pour justement jongler avec les perspectives, les mises en abîme et les superpositions d’espace.
Grâce à sa disposition bi-frontale, la mise en scène de Martin Genest nous convie à embrasser le vrai et le faux avec l’ambiguïté qui les relie.
Une femme sur scène, une femme quelque part
Une jeune femme a été assassinée. L’homme qui l’a découvert, son ami, a consenti à passer le test du polygraphe. Bien qu’il soit innocent, les autorités ne l’ont jamais lavé de tout soupçon. Le doute s’immisce, s’installe et fait mal.
Sous le poids d’une adversité propre et tierce, la certitude se délite et le réel se décompose pour épouser le risque du mensonge à soi-même.
Les créations de Robert Lepage sont souvent imprégnées de son propre vécu. À ce titre, Le polygraphe n’y échappe pas. L’artiste lui-même aura vécu un drame comparable à ce qui nous est raconté. Hommage ou simple coïncidence, l’amie comédienne qu’il raccompagnait chez elle le soir où elle a été assassinée devait jouer dans une pièce qu’il mettait en scène – celle-ci devait être présentée au Théâtre La Bordée.
Revenir au texte, revenir à l’artiste
D’entrée de jeu, on observe un décor amovible. On reconnaît la carte lepagienne. Les éléments se déplacent et offrent de multiples facettes; on reconnaît bien le penchant pour les tours de passe-passe et les touches de magie. Il y a de quoi être subjugué, vraiment, par cette scénographie élaborée par Jean-François Labbé.
À cela s’ajoute les projections. Loin d’un théâtre «power point» se pâmant d’accéder à la modernité, la technologie impose ici sa pertinence. En effet, l’aspect cinéma se conjugue parfaitement au genre policier – «thriller» – de la pièce présentée. Parfois cadre, parfois substance, les déferlantes d’images autant que les séquences filmées ajoutent au macabre et au froid contenus dans l’oeuvre.
Nous ajouterons ici le nom de Herman Kolgen qui signe l’art numérique, ainsi que celui d’Émile Beauchemin, assistant à la mise en scène. Le son est signé Yves Dubois et les éclairages ont été travaillés par Laurent Routhier.
Un trio formidable dans une mise en scène on ne peut plus efficace
Trois comédiens reprennent les rôles tenus dans la version originale de Marie Brassard, Robert Lepage et Pierre Philippe Guay. Respectivement, nous rencontrons sur scène Mary-Lee Picknell-Tremblay, Michel Nadeau ainsi que Steven Lee Potvin.
Chacun intègre parfaitement la chorégraphie proposée par la mise en scène. Solidement campés dans leurs personnages, ils savent se métamorphoser avec habileté et talent. C’est un réel plaisir de les voir circuler dans cet espace changeant et dynamique. Le spectacle est ficelé serré, net et prenant, sans doute dû au fait qu’il soit plutôt court mais extrêmement dense et rythmé.
Telle qu’elle a été écrite et telle qu’elle doit être mise en scène, la pièce est à prendre comme un Rubik’s Cube. Vaut mieux ne pas chercher à tout comprendre mais tenter de suivre, comme disait l’autre. Se laisser perdre en confiance et saisir au passage ce qui tient lieu de concret, de probant.
Petit à petit, les éléments de l’énigme se placent, à la manière d’une enquête complexe.
Aller au théâtre et croiser Shakespeare
Vouloir mourir, vouloir dormir. Se reposer un peu, aspirer à rêver et puis avoir peur de sombrer dans la pensée. Hamlet et son monologue nous reviennent, et les mots se fondent au tumulte de la culpabilité. Quand la douleur est telle que le factice s’empare du quotidien, il devient difficile d’avancer.
Cette pièce a l’effet d’un éclair dans un ciel obscur. C’est tentant d’y retourner, on en sent presque la nécessité. Du reste, il s’agit là d’un spectacle marquant comme peu le sont.
Un grand bravo à l’équipe et aux créateurs.
«Le polygraphe» au Théâtre La Bordée en images
Par Renaud Philippe
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