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Crédit photo : Adrián Morillo
Les dix danseurs de la compagnie de danse multimédia Animals of Distinction, accompagnés du groupe post-rock Fly Pan Am, nous en mettent plein la vue et les oreilles durant ces 75 minutes où le Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts devient le nid d’une réflexion profonde et émotive sur les frontières.
C’est dans ce feu roulant de technologies toujours plus puissantes, plus envahissantes et plus bruyantes que la chorégraphe Dana Gingras nous donne à voir comment la lourdeur du son et du contrôle peut être palpable.
Épuisés de l’effort constant de s’ajuster aux nouveautés, les danseurs, comme nous de façon journalière, subissent docilement la collecte de donnée à même leurs corps, pour l’instant d’après se révolter contre cette ligne invisible, bruyante et brûlante qu’est la surveillance que nous nous sommes ensemble nous-mêmes infligée.
La chorégraphie de cette création particulière est intrinsèquement liée à l’environnement visuel qui, selon les dires de Mme Gingras, était présent dans l’imaginaire de l’équipe tout au long du processus. La conception visuelle et la scénographie exécutées par le collectif Londonien United Visual Artists est réussie et nous permet de plonger tête première dans la proposition de la chorégraphe.
Ne souhaitant pas mettre de mots sur l’interprétation globale de l’œuvre, Dana Gingras explique son travail comme étant une exploration autour d’un thème jusqu’à ce qu’un langage en émerge. Jouant avec l’improvisation de ses talentueux danseurs, formant tout d’abord des sections pour ne les assembler que beaucoup plus tard dans le processus, la pièce reste ouverte à divers niveaux.
En effet, la présence des musiciens sur scène, avec l’énergie et les variations possibles dans leur interprétation, ainsi que la programmation des éclairages qui reste, par moments, imprévisible, donne à la pièce une saveur unique et nous immerge complètement dans l’ici et maintenant.
Exploitant largement le vocabulaire du Parkour (pratique qui consiste à franchir des obstacles urbains ou naturels à l’aide de mouvements rapides et agiles), la pièce est bien ancrée dans notre époque moderne. Roulades de tous genres, sauts hauts et éclatés, équilibres, tombées au sol, relevées rapides, déplacements vifs, marches et courses sont au rendez-vous.
Ce choix de gestuelle est particulièrement intéressant, surtout concernant l’importance majeure des marches et courses; mouvements naturels humains dans lesquels nous pouvons tous nous reconnaître, et donc, par association, nous ouvrir émotionnellement au ressenti des danseurs.
Il est intéressant de noter que dans l’art du Parkour, les pratiquants sont nommés «traceurs», parce qu’ils tracent des passages en contournant de diverses façons les obstacles qui leur sont présentés par leur environnement.
Dans Frontera, la lumière partage aussi ce rôle avec les danseurs. Elle y trace des espaces, des barrières, des lisières lumineuses au sol ou directement dans l’espace et crée des occasions de dépassement pour les interprètes.
On peut voir clairement la façon dont le vocabulaire a pu être développé dans chaque tableau, selon les limites créées par la lumière.
On se sent particulièrement tendus lorsque les corps se lancent, se sauvent les uns des autres, s’attaquent, se cachent ou se retrouvent dans une frénésie qui semble ne jamais vouloir se terminer, sous des faisceaux lumineux toujours plus présents et parfois même agressants. On ressent la folie de la survie et le désespoir causé par cette dernière alors que des bras cherchent à voir lorsque les yeux ont probablement vu trop d’atrocités.
Et dans cette agitation, on sent poindre le retour à l’instinct animal lorsque les danseurs se déplacent plus souvent en quadrupédie que sur leurs pieds, de plus en plus rapidement et agilement, jusqu’à n’être presque plus humains, jusqu’à se transformer, se perdre, s’oublier…
C’est un monde intrigant mais à la fois étrangement familier que nous présente Dana Gingras dans Frontera. Nous gardant sur le vif tout au long de la représentation, faisant naître en nous des questionnements sans réponse tout en nous chamboulant intérieurement, la chorégraphe réussit avec brio à nous captiver.
Une expérience à ne pas manquer!
«Frontera» de Dana Gingras en images
Par Yannick Grandmont et Adrián Morillo
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de la rédaction