«A Love Supreme» par Salva Sanchis et Anne Teresa De Keersmaeker à la Place des Arts

Une scène dénudée nous surprend au cœur de la Cinquième Salle; rideaux absents, grillages au plafond, mezzanine à vue, murs de béton… Comme si on ne nous y attendait pas. En silence, la pièce commence et une immense douche de lumière traverse les grilles et trace l’idée d’un cercle sur le plancher de danse. Dès leur apparition, les quatre interprètes masculins en dessinent les contours. Ils sont jeunes, ils sont fringants et, déjà, ils intègrent l’espace en des cercles et spirales continuelles. 

Le spectacle débute avec un travail de transfert de poids et de tensions consciencieuses. On sent un accord, une communication bien développée entre les danseurs. Puis, comme caressés par des vagues imaginaires, ils se font emporter dans des tracés spatiaux que l’on devine bien précisés par les deux créateurs et se suivent dans des mouvements uniques, mais complémentaires. 

S’ensuit un moment un peu long, où l’on observe l’interprète Thomas Vantuycom. Seul en lumière, il regarde attentivement la salle, puis les murs l’entourant. Sa gestuelle principale est une marche circulaire et l’on devine mal ce qu’il peut bien vouloir exprimer. On a le temps de se demander plusieurs fois quand cela finira.

Son retour dans l’ombre marquera le début officiel du voyage. Dès lors, il ne sera plus question de s’interroger sur quoi que ce soit! Le thème principal, A Love Supreme, nous est enfin délivré. Une fluidité envoûtante habite les danseurs et la connexion avec la pièce de John Coltrane est incarnée d’une façon impressionnante.

On sent que chaque danseur a un rôle bien précis, mais la frénésie du jazz nous empêche, pour le moment, d’en deviner le secret. C’est peu à peu, au cours de la pièce, que l’on comprend enfin qui est qui, et une vraie histoire d’amour peut enfin débuter…

En effet, De Keersmaeker et Sanchis ont donné à chaque danseur la responsabilité d’un instrument particulier. La gestuelle globale des quatre hommes reste semblable; avec toutes les spirales inimaginables, les courbes, les tracés circulaires et les mouvements ondulants bien connus de la chorégraphe bruxelloise, mais est aussi teintée d’une couleur bien particulière pour chacun d’entre eux.

Thomas Vantuycom est le premier à nous présenter son instrument. Il est le saxophone et il l’incarne si fort que des tourbillons de sueur se dessinent dans l’air ambiant suivant chacun de ses tours. La basse est représentée par le danseur le plus frêle, ce qui pourrait être quelque peu surprenant, mais Jason Respilieux relève le défi haut la main avec son impressionnante fluidité et sa présence corporelle qui remplit même les sons les plus lourds.

Bilal El Had, nous coupe complètement le souffle lorsque le piano se fait entendre. Sa virtuosité, tant dans la vitesse que dans la précision du mouvement, nous fait perdre la notion du temps.

Et, enfin, José Paulo dos Santos amène une touche ludique et fraîche en dansant tous les rebondissements proposés par la batterie.

C’est une pièce qui donne envie de se perdre dans ces spirales amoureuses inspirées par ce chef-d’œuvre musical. On en ressort habités, remplis et complets, un peu comme ces cercles qui n’ont pas de fin. Voilà un spectacle dans lequel on veut assurément s’abandonner.