«Les albums sacrés»: le 20e anniversaire de Without You I’m Nothing de Placebo – Bible urbaine

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«Les albums sacrés»: le 20e anniversaire de Without You I’m Nothing de Placebo

«Les albums sacrés»: le 20e anniversaire de Without You I’m Nothing de Placebo

Marginalité, activisme et rouge à lèvres

Publié le 27 décembre 2018 par Isabelle Lareau

Crédit photo : Virgin Records

Le trio a fait son apparition à la fin du mouvement britpop et a su inventer une identité bien à lui. Démontrant une intégrité artistique sans réserve, Placebo était le mouton noir de la musique rock, alliant subversion, désespoir et décadence. Les musiciens sont su se distinguer de l’image plus proprette de leurs contemporains tels que The Charlatans ou encore Suède. Mais c’est également grâce à ses sonorités que la formation s'est réellement démarquée: ses influences musicales américaines sont très présentes dans sa discographie.

Le groupe a vu le jour en 1994 à Londres lorsque deux expatriés du Luxembourg, qui se connaissaient de vue, ayant fréquenté la même école, se rencontrèrent par hasard dans le métro. Il s’agissait du chanteur et guitariste Brian Molko et du guitariste et bassiste Stefan Olsdal. Molko remarqua la guitare d’Olsdal et l’invita à assister à l’un de ses concerts. Impressionné, le bassiste discuta avec ce dernier et c’est ainsi que la formation vit le jour. Ils recrutèrent un premier batteur, Steve Hewitt, qui a pratiqué avec le groupe, mais qui a dû quitter, car il était membre d’une autre formation (et il avait des obligations contractuelles).

Robert Schultzberg le remplaça, mais il se disputait souvent avec Molko, ce qui a donné lieu à des relations particulièrement tendues au sein du trio. Deux ans plus tard, et après seulement un premier album (Placebo, 1996), on demanda à Schultzberg de se résigner et Hewitt reprit sa place. Les choses se calmèrent momentanément, mais, en 2007, l’impresario a dû lui annoncer que le groupe le renvoyait. Ce manque de délicatesse le laissera, par ailleurs, amer.

Molko et Olsdal expliquèrent par la suite qu’ils estimaient que la formation éprouvait des lacunes au niveau de l’évolution, que c’était un «divorce» nécessaire. Entre 2008 et 2015, ce fut Steve Forrest qui assuma ce rôle. Depuis, le groupe est un duo.

Cette formation est intéressante pour diverses raisons. D’une part, pour avoir défendu la communauté LGBTQ, mais aussi grâce à ses sonorités. Je pense que ce sont les goûts hétéroclites des membres qui expliquent la raison pour laquelle Placebo nageait à contre-courant lors de la fin de la vague britpop. 

Glam, rock et grunge

Premièrement, il y a l’influence du glam rock des années 70 qui est indéniable. David Bowie était l’une des idoles du groupe et le chanteur s’en est fortement inspiré. Les musiciens affectionnaient également T. Rex, The Smiths et Depeche Mode. La formation new-yorkaise Velvet Underground les a également marqués. Je crois que ces éléments ont contrebalancé leur côté rock plus «grafignant».

Par contre, l’essence rock de Placebo s’explique par son amour pour le grunge et pour le rock d’origine américaine. En fait, cette admiration pour ces genres fut déterminante. Ils étaient tout aussi captivés par la musique contemporaine que le glam et appréciaient des groupes tels que Nirvana, Pixies, The Smashing Pumpkins et R.E.M.

Cependant, c’est le style de Sonic Youth duquel ils s’imprégnèrent le plus; le trio était (et est toujours) fortement impressionné par leur fougue expérimentale. Ce mélange disparate a prodigué une sonorité unique à Placebo, d’autant plus que la majorité des formations anglaises de l’époque étaient quelque peu rebutées par le grunge.

Mais ce son n’est pas le fruit du hasard. Molko et sa bande prirent la décision de travailler avec un réalisateur anglais (Steve Osborne) possédant une habileté pour la musique dance pour l’enregistrement de Without You I’m Nothing. Il a réalisé toutes les chansons à l’exception de «Pure Morning», un morceau composé à la dernière minute et réalisé par Phil Vinall (qui a travaillé sur Placebo) et qui ne devait pas être inclus sur le disque, originalement. Malgré de nouveaux réalisateurs, le spectre de Sonic Youth est bien présent; c’est spécialement vrai pour les pièces «Brick Shithouse» ou encore «Evil Dildo».

Car mis à part quelques chansons bien rock, il y a un côté très doux à leur musique. Et Without You I’m Nothing est très varié. Et, comme ce fut le cas pour leur premier disque, le trio accorde une grande importance aux paroles.

Diversité et activisme

Les musiciens se sentaient confiants, car ils avaient déjà vécu l’expérience de l’enregistrement d’un premier album et savaient comment rester fidèles à leur son, ce qui n’avait pas été accompli (selon le bassiste) lors de Placebo (1996). De plus, ils étaient plus disciplinés, l’euphorie du premier album étant passée, ils ont moins fait la fête. En fait, ils faisaient face à leurs démons. Without You I’m Nothing, comme l’indique le titre, parle de dépendance, que ce soit envers une personne ou quelque chose.

Le groupe a toujours valorisé le sentiment du devoir accompli et souhaitait réellement créer quelque chose de musicalement intéressant, et dont les paroles résonneraient avec leurs admirateurs. Ils ont fait preuve d’une candeur extraordinaire et ont abordé des sujets tels que la santé mentale, l’identité sexuelle et les drogues. Cependant, ce n’était pour le plaisir de provoquer, mais bien pour inciter à la discussion.

Il y a vingt ans, c’était plus difficile d’en parler de ces sujets tels que se travestir, être pansexuel et non binaire. Ces questions explorées grâce à des textes légèrement énigmatiques, bien que pas forcément subtils. Le groupe n’hésita pas à parler de sa consommation de drogues («My Sweet Prince» et «The Crawl») ni de leurs sentiments de désespoir («Summer’s Gone» et «Scared of Girls»).

Par ailleurs, peu après la parution de ce disque, le chanteur recevra un diagnostic de dépression clinique. Une maladie qui le torturait déjà depuis le début de l’adolescence. Pour le trio, en discuter ouvertement fut un exutoire, certes, mais aussi sa façon de briser la stigmatisation associée aux maladies mentales.

Certaines paroles semblent plus axées sur le plaisir, dont «Pure Morning» et «Every You and Every Me», qui semblent raconter l’histoire d’une personne qui s’entête à rester dans une relation charnelle par dépit, par peur de l’ennui. Nonobstant les risques, cet individu demeure de son plein gré dans un étau, une voie sans issue. «Brick Shithouse» est plutôt surprenante, il s’agit d’un fantôme qui regarde son amant faire l’amour à la personne qui l’a assassiné.

Comme c’était de coutume dans les années 1990, il y a bien sûr une chanson cachée. En effet, après le dernier titre, «Burger Queen», un silence d’un peu plus de huit minutes s’ensuit, et l’extrait à saveur instrumentale «Evil Dildo» surgit. Les paroles entendues sont en fait des menaces laissées sur le répondeur du chanteur (qui n’avait pas pensé à retirer son nom du bottin téléphonique) ainsi qu’un échantillon de la pièce «Funny Little Man» d’Aphex Twin. Encore une fois, l’immense influence de Sonic Youth se fait entendre.

Ambivalence et convictions

Bien que le trio soit heureux d’avoir promu la question de l’identité sexuelle, il y a eu des moments de doute. En fait, au début des années 2000, le chanteur a indiqué se questionner à propos de leur sortie, très publique, du placard. Car, dès le début de leur carrière, ils annoncèrent les orientations sexuelles des membres; le batteur est hétérosexuel, le bassiste est homosexuel et le chanteur est bisexuel ainsi que non binaire.

Ce dernier affirma qu’il ne cherchait pas à choquer le public, mais qu’il souhaite que les gens homophobes s’interrogent sur leurs préjugés lorsqu’ils réaliseraient que la jolie fille sur la scène est en fait un homme. C’était une prise de position à la fois esthétique et politique.

Cependant, c’est un choix qu’il a remis en question par la suite, constatant que la notoriété du groupe reposait davantage sur cette facette du trio et moins sur la musique… Il a même affirmé, en entrevue, qu’il aurait peut-être dû faire comme Morrissey ou encore Michael Stipe et rester discret sur sa sexualité, bref ne pas en faire un enjeu.

Faire la promotion de la cause LGBTQ est assurément noble. Mais je crois aussi que la presse musicale aime avoir quelque chose, en plus de la musique, à discuter. Je crois que le côté plus exubérant de la formation, qui s’est exprimée autant par la façon de se vêtir, et de se maquiller, que par ses propos, a quelque peu distrait les journalistes, mais pas les mélomanes.

Olsdal, pour sa part, croit que lui et ses complices furent des pionniers, qu’ils ont contribué à faire avancer les choses, à encourager l’acceptation et à créer un endroit sécuritaire pour s’exprimer. Ceci étant dit, bien que les admirateurs étaient ravis de les voir prendre à cœur ces enjeux de société, je ne crois pas que cela a eu d’effet sur l’appréciation de la musique.

C’est davantage un atout à côté d’une musique créée par et pour des individus marginaux.

Surveillez la prochaine chronique «Les albums sacrés» dès janvier 2019. Consultez toutes nos chroniques précédentes au labibleurbaine.com/Les+albums+sacrés.

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