«Les albums sacrés»: le 30e anniversaire de l’album Daydream Nation de Sonic Youth – Bible urbaine

MusiqueLes albums sacrés

«Les albums sacrés»: le 30e anniversaire de l’album Daydream Nation de Sonic Youth

«Les albums sacrés»: le 30e anniversaire de l’album Daydream Nation de Sonic Youth

Flou artistique et musiciens avant-gardistes

Publié le 25 octobre 2018 par Isabelle Lareau

Crédit photo : Enigma

Sonic Youth est sans contredit un groupe phare qui a influencé une kyrielle d'artistes. Pensons entre autres à Cat Power, Beck, Broken Social Scene, Eric’s Trip, Hole, Nirvana, Pavement, The Gossip, The White Stripes et Sigur Rós… pour ne nommer que ceux-ci! Expérimentaux, inventifs, cacophoniques, avec des jeux de guitares complexes et innovateurs, et des paroles légèrement cryptiques: la formation n’a pas senti le besoin de tout expliquer de façon limpide ou encore d’écourter ses chansons. Et nous leur en sommes tellement reconnaissants!

Les débuts de la formation sont assez typiques: chacun jouait dans d’autres groupes lorsqu’ils se sont rencontrés. La bassiste Kim Gordon et le guitariste Thurston Moore faisaient partie de la scène artistique de New York lorsqu’ils ont été présentés. Rapidement, ils devinrent un couple et voulurent faire de la musique ensemble.

Peu après, Lee Ronaldo se joignit à eux, repéré par Moore, lequel fut fortement impressionné par ses habiletés de guitariste. En 1981, le groupe, nommé Sonic Youth (une idée de Moore, pour illustrer leur son), vit le jour. Il comptait également, parmi ses membres, une claviériste, mais cette dernière quitta la formation avant même que ne soit lancée une première offrande.

Trouver un batteur, cependant, fut beaucoup plus ardu. En effet, les musiciens s’échangèrent la responsabilité de jouer de la batterie pendant les spectacles jusqu’à ce qu’ils dénichent un premier batteur, puis un deuxième (renvoyé, réengagé et départ volontaire) et un troisième… Finalement, le talentueux Steve Shelley (qui rencontra le groupe lorsqu’il déménagea à New York alors qu’il sous-loua l’appartement de Gordon et Moore) se greffa à la formation de façon définitive.

Avec les années, Gordon délaissera quelque peu sa basse pour la guitare, permettant à un cinquième membre de rejoindre les rangs de Sonic Youth (une position occupée par deux musiciens, soit Jim O’Rourke, de 1999 à 2005, et Mark Ibold, de 2006 à 2011).

Après deux parutions, qui furent critiquées par les journalistes culturels (un maxi intitulé Sonic Youth en 1982 et l’album Confusion Is Sex en 1983 – qui sera, plus tard, encensée), la formation développe un son plus raffiné et se fait remarquer.

Daydream Nation, leur cinquième album en carrière, fut enregistré à New York, car Moore et sa bande voulaient capter l’énergie et le chaos de leur ville adoptive. Celui-ci fut réalisé rapidement (trois semaines), car le groupe était inspiré et, surtout, s’était préparé avant d’aller en studio. Les musiciens avaient également un délai strict à respecter pour la post-production.

Avec des structures de chansons se rapprochant de plus en plus de la pop, sans jamais l’être toutefois, le quatuor a réussi, avec Daydream Nation, à créer des chansons plus concises. En fait, leur album Experimental Jet Set, Trash and No Star (1994) est probablement celui qui est le plus similaire à un format dit standard de musique punk rock. Par contre, après ce disque, ils retournèrent à leurs longues improvisations et au son post-punk qui a tôt fait leur renommée.

Une cacophonie unique

Daydream Nation fut réalisé au coût de 30 000 $ (en 1988!) C’était plus que la somme des quatre premiers enregistrements. Mais cela en a valu la peine, car les musiciens ont aimé le résultat, ayant l’impression que la qualité de l’enregistrement conférait davantage de puissance aux chansons, tout en leur permettant d’acquérir une certaine crédibilité. Et c’est vrai: grâce à cette offrande, Sonic Youth fut perçu comme les pionniers du post-punk et du rock à saveur noise.

D’où proviennent leurs sonorités si singulières? Dans le cadre de plusieurs entrevues, Gordon et Moore affirment que la dissonance (véritable marque de commerce de Sonic Youth) s’explique par le fait que leur musique est tout simplement réaliste, dynamique et remplie d’extrêmes, tout comme la vie. 

Quant au titre et à la pochette, Moore souhaitait que le disque soit nommé Bookbag et que l’emballage soit un fourre-tout à carreaux de type écolier. Cette idée, trop onéreuse, fut mise de côté. Le quatuor décida de jouer avec la notion de la philosophie conservatrice; ils choisirent une peinture (représentant une chandelle) de Gerhard Richter. Ils estimèrent que les admirateurs ne s’attendraient pas à quelque chose d’aussi conservateur, ce qui, par le fait même, serait une idée «radicale».

Personnellement, je ne l’avais pas interprété comme cela… Leur esthétisme, à l’époque, me semblait peu distinctif, un peu comme s’ils se concentraient sur la musique et qu’ils ne se souciaient pas trop de leur image. En fait, c’était plutôt comparable à ce qui se faisait dans le courant alternatif des années 90. C’est en revisitant leur œuvre que je constate à quel point le visuel était important pour Sonic Youth et que rien n’était laissé au hasard.

«Providence» est une chanson particulière. Mike Watt (des Minutemen) laissa un message sur le répondeur (qui fut trafiqué pour lui donner un effet spatial) de Thurston, où il lui demanda ce qu’il a fait des câbles de sa guitare. Il lui conseilla, par la même occasion, de faire attention à sa consommation de cannabis, car il tend à oublier des choses… Malgré cette prémisse fort amusante, ce titre sonne plutôt bien!

De façon générale, les paroles sont signées par Gordon ou Moore, sauf dans le cas de la superbe «Hey Joni», laquelle fut écrite et chantée par Ronaldo. Ce morceau fait écho à Joni Mitchell, que le quatuor adore, et offre une vision éclatée d’une relation passée où le guitariste questionne ce qui aurait peu être, mais n’a pas été.  «Teen Age Riot» est probablement le titre le plus accessible de l’opus. La formation imagine un monde parallèle où le chanteur de Dinosaur Jr., J. Mascis, serait le président.

«Kissability», chantée par Gordon, est une dénonciation des hommes à la tête de l’industrie du divertissement qui traitent les femmes comme des objets à des fins pécuniaires. «Trilogy» est la preuve que le quatuor est inventif et qu’il ne se prend pas trop au sérieux; ceci est leur critique de Led Zeppelin.

L’héritage

Petite confession: Kim Gordon a toujours été ma préférée du groupe. Inventive, multidimensionnelle (elle se définit comme une artiste visuelle et non une musicienne) et féministe, je la trouvais beaucoup plus charismatique et investie que les autres membres. De plus, elle faisait partie du mouvement riot grrrl.

Elle n’a jamais tenté de faire oublier qu’elle était une fille, mais elle n’a jamais capitalisé sur sa féminité. Car elle est très féminine, une féminité unique avec du mordant. Cependant, je n’ai jamais eu l’impression qu’elle cherchait à séduire pour se tailler une place dans l’industrie de la musique ou encore pour légitimer sa présence dans le groupe. C’est sûrement ce qui l’a rendue sexy aux yeux de plusieurs fans, mais aussi ce qui a fait d’elle un modèle pour plusieurs musiciennes.

Malheureusement, la relation entre Gordon et Moore se solda par un divorce plutôt acrimonieux. Celui-ci entraîna la fin de Sonic Youth, en 2011, séparant les admirateurs en deux clans (équipe Kim vs équipe Thurston). La réputation de Moore a souffert, perçu comme le vilain de l’histoire, car le mariage de ces deux idoles de la contre-culture possédait un aspect tellement cool… Le genre d’union que l’on veut voir durer à jamais. Gordon, pour sa part, malmena son ex et sa maîtresse dans sa biographie (Girl In A Band – 2015, qui est très intéressante) et gagna la guerre de la sympathie.

Toutefois, la formation fut prolifique et offrit seize albums sur une période de trente ans, le plus récent s’intitule The Eternal (2009). Une belle discographie pour se consoler…

Il est vrai que les textures saturées, complexes et singulières expliquent pourquoi une certaine aura artistique se dégage de leur musique. Ce sont d’excellents musiciens, certes aventureux et avant-gardistes. Malgré ce son si savamment déconstruit, il y a un instinct mélodique très présent.

Après plusieurs écoutes, on parvient à décortiquer le tout et à intérioriser leur univers sonore, à attendre avec anticipation et excitation les riffs de guitare bigarrés, le jeu de batterie à la rythmique délicieuse et légèrement déjantée, la voix transperçante de Kim…

Bref, lorsque j’écoute Sonic Youth, je suis en transe, je suis dans un univers parallèle où tout est plus introspectif, nihiliste et tellement plus… magique!

Surveillez la prochaine chronique «Les albums sacrés» le 15 novembre 2018. Consultez toutes nos chroniques précédentes au labibleurbaine.com/Les+albums+sacrés.

Nos recommandations :

Vos commentaires

Revenir au début