MusiqueEntrevues
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Jesse et Brittany, nous sommes ravis de faire votre connaissance! Pourriez-vous nous raconter quand et dans quel contexte vous avez chacun eu le déclic pour la musique, et comment vous avez nourri cette passion au fil des ans?
J. «À treize ans, j’ai visité la maison de ma tante. Elle avait trois vieux pianos Heintzman dans leur maison et tous mes cousins prenaient des leçons. C’est à partir de ce moment-là que je suis tombé amoureux de cet instrument et que j’ai su que je voulais en jouer. J’ai eu la chance d’avoir de nombreux professeurs.es merveilleux.euses qui ont encouragé ma curiosité et qui m’ont incité à aller chercher des choses toujours diverses et différentes.»
«Je crois que cette curiosité musicale et aussi celle qui est “non musicale” influencent beaucoup mon jeu et ma composition.»
B. «Je viens d’une famille de musiciens.nes, j’ai donc toujours eu la chance d’évoluer dans un quotidien où la musique joue un grand rôle. J’ai toujours chanté — du moins depuis que je m’en souviens — et puis j’ai appris le piano. Au moment d’aller à l’université, j’ai décidé de faire un baccalauréat en musique à l’Université de Toronto et j’ai commencé à me spécialiser en musique contemporaine. Ç’a été le déclic pour moi: j’adore tout interpréter, mais j’ai aussi une vraie passion pour le répertoire contemporain.»
«Je suis très curieuse de nature: j’aime la complexité et la densité des émotions de cette musique. C’est cette curiosité exigeante que je partage avec Jesse et qui nous a permis de remporter le concours musical Eckhardt-Gramatté en 2020. Et puis, j’adore travailler avec d’autres artistes, comme Thomas Ayouti (le librettiste et dramaturge), que Jesse et moi avons rencontré au Centre des arts de Banff en 2020.»
Comment décririez-vous votre approche musicale, ainsi que votre rapport à la création et/ou l’interprétation? On aimerait bien que vous nous donniez un petit aperçu de votre signature artistique, en somme!
J. «Je change tout le temps ma perception, les techniques de mon travail de compositeur et d’interprète, et mon style — tout évolue toujours et pour le mieux, j’espère! C’est donc parfois difficile de verbaliser exactement ce que je fais (c’est comme si j’essayais de tirer sur une cible en mouvement). Le lien le plus fort de mon travail, ce sont les personnes qui font partie de ma vie: tout tourne autour de celleux qui m’entourent. Je fais de la musique pour eux: j’espère qu’elles l’aiment, parce que moi, je les aime.»
B. «Au début du processus, il y a une grande technique: je suis une soprano colorature (j’ai une voix qui donne son meilleur dans les aigües et les passages rapides) et je travaille toujours avec beaucoup de précisions sur les partitions. Je veux m’imprégner le plus possible de l’écriture musicale pour me fondre en elle. Dans la musique contemporaine, j’aime faire entendre une certaine évidence de la musique (ce qui peut être contre-intuitif parce que c’est une musique souvent complexe), une forme de plénitude à la fois émotionnelle et vocale.»
Pourriez-vous nous glisser quelques mots au sujet de l’édition 2022 de Temporel présentée par Codes d’accès, et à laquelle vous prendrez part le 13 mai prochain à La Sala Rossa?
J. «Je suis très heureux que nous partagions un spectacle avec l’Ensemble Paramirabo, car en plus je suis déjà proche d’eux. Ce sont de vrais virtuoses; leur travail est incroyable et iels font beaucoup pour la scène musicale contemporaine montréalaise, québécoise et canadienne. Iels interpréteront des œuvres de mes collègues Romain Camiolo et Frédéric Le Bel.»
«J’attends d’ailleurs avec impatience ce moment où je pourrai enfin les écouter. J’ai hâte de tous les revoir.»
B. «Je peux parler pour Thomas [Ayouti] et moi et dire que nous sommes très excité.e.s de participer à cette soirée. Codes d’accès est l’opportunité rêvée pour ce projet! On parle depuis longtemps de faire une création ensemble, et cette soirée vient concrétiser beaucoup de mois de discussions et de travail.»
«Nous sommes très reconnaissant.e.s de cette chance offerte par Codes d’accès, mais aussi par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), à savoir de créer et présenter l’épaisseur du silence lors de Temporel. Et puis, on aime beaucoup le travail de l’Ensemble Paramirabo: présenter nos travaux la même soirée que cet ensemble est un réel plaisir.»
Lors de cette soirée, la musique contemporaine et la création musicale à saveur locale et novatrice seront mises à l’honneur! Les spectateurs pourront notamment découvrir la pièce de Jesse pour soprano et piano intitulée l’épaisseur du silence, dont l’interprétation vocale sera assurée par Brittany. Pourriez-vous nous parler de cette œuvre à laquelle a collaboré le librettiste Thomas Ayouti et que vous allez présenter, ainsi que des processus de création et d’exploration interprétative qui vous ont menés à la réalisation de celle-ci?
J. «J’ai adoré travailler sur cette pièce. C’est l’une des créations les plus collaboratives que j’aie jamais réalisées. Dès le début, nous avons discuté de la forme et du contenu de l’œuvre avec Thomas et Brittany. J’adore l’écriture de Thomas. Il a réussi à raconter une histoire particulière et actuelle, celle d’une personne qui se fait ghoster. Cela parle de nous trois, de notre génération et de ce qu’est l’amour aujourd’hui. Le livret raconte l’amour à l’ère du numérique, de la vitesse, du changement des mœurs. Je suppose que c’est probablement aussi une histoire universelle: les troubles du cœur ne manquent pas dans la littérature ancienne et continueront à habiter celle du futur.»
B. «À l’origine du projet, il y a l’envie de travailler ensemble: un compositeur et un pianiste, une soprano ainsi qu’un écrivain. L’envie d’échanger au fur et à mesure de la création, d’être ouverts.es, perméables et poreux.euse, à nos histoires, à nos désirs, à nos craintes, à nos envies, dans ce qu’ils ont de singulier, mais aussi par leurs points de touche, leurs résonances.»
«Le texte de Thomas est à la fois lyrique et ancré dans le quotidien. Je sais qu’il est très influencé par la poésie contemporaine de Claire Malroux et de Stéphane Bouquet. Le travail de Jesse s’inscrit dans la continuité de celui d’Iannis Xenakis, compositeur d’un formalisme mathématique. C’est cette rencontre intense et sensible que j’interprète.»
Cette composition a été créée avec la volonté «d’examiner la possibilité d’une musique neutre, offerte par la mathématisation des formes, détachée de son épaisseur culturelle, politique ou éthique.» Pourriez-vous nous éclairer sur ce qu’est une musique dite «neutre», et la démarche qui la distingue d’autres formes de création artistique?
J. «”Volonté” est le mot-clé ici! La nature de la musique a considérablement changé depuis sa conception (tout comme ma vie personnelle assez profondément — les deux sont probablement liés). J’ai modélisé une grande partie de la musique à partir de deux processus que j’ai découverts dans le travail de l’informaticien et mathématicien Stephen Wolfram.»
«Ce dernier, dans A New Kind of Science, développe des automates cellulaires élémentaires et des séquences récursives maximales. J’aime la façon dont ces processus modélisent le caractère récursif et semi-chaotique de certaines structures biologiques. Je vois quelque chose de très beau dans les voies et les proportions de croissance qu’elles contiennent. Je suis donc parti de ces processus formels comme source d’inspiration, tout en adoptant une approche intuitive: peut-être que je fais davantage confiance à ma propre structure biologique…»
B. «D’un point de vue d’interprète, je suis toujours au cœur d’une tension — c’est ce que j’aime dans la musique contemporaine, dans celle de Jesse et dans cette œuvre en particulier. Il y a une tension entre “le chant lyrique” et la multiplicité des techniques et des pratiques de la musique contemporaine; celle entre la part “formelle” du travail de Jesse et son intuitivité; celle aussi entre une forme de lyrisme et l’ancrage dans la quotidienneté au sein de l’écriture de Thomas.»
«Chanter, en particulier l’épaisseur du silence, c’est, pour moi, proposer une forme ductile et tactile de ces tensions. Je pense souvent à ce que cela fait d’avoir un objet inanimé comme un téléphone portable pour communiquer notre amour: c’est minéral et métallique; ce n’est pas du papier (il reste quelque chose de végétal, de vivant, dans le papier). Le téléphone est à la fois un outil formidable qui me met en contact avec le monde, et en même temps l’objet de ma solitude. C’est cette complexité que j’essaie d’interpréter.»
Quelles émotions et/ou réflexions espérez-vous susciter chez ceux qui assisteront à Temporel? En fait, on aimerait que vous nous décriviez l’expérience que vous souhaitez leur faire vivre, que ce soit du point de vue du compositeur ou de l’interprète.
J. «Je suppose que nous entrerons probablement en contact, tous.tes ensemble avec la douleur de la perte. Comme je l’ai déjà dit, les gens dans ma vie, c’est la chose la plus importante pour moi, et perdre quelqu’un qu’on apprécie fait si mal. Mais si on enquête sur la douleur, si on s’assoit avec elle et qu’on prend le temps de la ressentir vraiment, on sait que c’est l’amour qui est là, la vraie chose. C’est important. C’est beau. Et c’est nécessaire.»
B. «Pour moi, je crois que c’est un moment d’empathie que je cherche à faire vivre. La même empathie qui habite le projet depuis le début, entre les mots de Thomas, la musique de Jesse et ma voix. Je veux être à l’écoute des émotions et les faire entendre. Je voudrais que cette pièce vous fasse sentir la musique de vos sentiments comme, je l’espère, vous ne les avez pas encore entendus.»
«Au-delà du moment d’échange qu’est le concert, j’espère aussi que celleux qui seront avec nous repartiront avec l’envie d’observer différemment leurs histoires d’amour.»
À quelques jours de l’événement, comment vous sentez-vous à l’idée de monter sur scène et de partager ce moment avec le public?
J. «Excité et impatient (et un peu nerveux aussi)! Ma mère va traverser le Canada, Thomas vient de Toronto, et de nombreux amis.es seront là. Ça va être un beau moment!»
B. «J’ai vraiment hâte! Hâte de faire de la musique avec et devant des gens que j’aime; hâte de retrouver cette énergie unique et collective du concert en personne; hâte de faire découvrir cette oeuvre, de lui donner vie, devant vous.»
Et alors, à court ou moyen terme, quels sont vos prochains projets artistiques? On est bien curieux de découvrir sur quoi vous planchez, ces temps-ci… si ce n’est pas un secret d’État, bien sûr!
J. «Je suis très heureux de composer très prochainement trois chansons pour Brittany, ainsi que des oeuvres pour l’Orchestre philharmonique de Hamilton, le McGill Percussion Ensemble, un projet numérique pour l’Opéra de Montréal, présenté dans le cadre d’un séminaire à l’Université de Montréal avec Ana Sokolović, quelques projets avec mon ami, le baryton Jonathon Adams, et je continue mon doctorat à McGill avec Philippe Leroux.»
«En tant que pianiste, je continue à jouer sur scène avec régularité, mais moins souvent qu’auparavant. En 2020, j’ai développé une dystonie focale dans la main droite, je suis donc quelque peu limité, et je travaille maintenant à récupérer toute l’amplitude de mon jeu. Nous avons aussi pour projet, avec Brittany et Thomas, de continuer notre travail ensemble, en particulier sur l’épaisseur du silence, et le développer sous la forme d’un opéra.»
B. «Je viens de finir un programme de développement et de formation avec l’Association pour l’Opéra au Canada (AOC). J’ai hâte de mettre en pratique les idées et les inspirations que j’ai recueillies au cours de ce programme dans mes projets à venir. Juste après ce concert, je m’envole pour le Centre des arts de Banff où je participerai au programme Opera pour le XXIe siècle, dirigé par Joel Ivany. J’ai hâte de me retrouver dans ce lieu fantastique et de pouvoir retrouver l’univers de l’opéra.»
«Je travaille également sur deux projets que je suis en train de co-développer pour l’année prochaine, un premier avec une danseuse, et un autre avec Thomas autour d’airs d’opéra pour soprano.»
«Je sais que Thomas travaille à son premier roman et j’espère d’ailleurs pouvoir le lire très bientôt!»