«Les enfants sont rois», ou le dernier-né des romans de Delphine de Vigan – Bible urbaine

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«Les enfants sont rois», ou le dernier-né des romans de Delphine de Vigan

«Les enfants sont rois», ou le dernier-né des romans de Delphine de Vigan

Un polar d’anticipation, au cœur des déviances des réseaux sociaux

Publié le 10 juin 2021 par Agnès-Irène Orsini

Crédit photo : Tous droits réservés @ Gallimard

Vous êtes curieux de découvrir l’envers du décor des vidéos sucrées et attendrissantes, emplissant les yeux des internautes de paillettes et de désir de consommer? Alors, lisez sans attendre Les enfants sont rois de l’auteure française à succès Delphine de Vigan. Ce roman qui s’apparente à une chronique sociale nous entraîne dans les dérives ravageuses de la téléréalité et des réseaux sociaux. Il nous projette même dans une vingtaine d’années, en imaginant leurs prolongements, sous forme de troubles névrotiques d’un nouveau genre.

Visitez les effrayantes coulisses de cette mise en scène d’une vie rêvée

Même si vous ne suivez pas sur YouTube les blogueuses et influenceuses vous prodiguant leurs meilleurs conseils de vie, vous avez pu vous laisser attendrir par une vidéo mettant en scène un joli bambin ayant un mot d’enfant charmant ou esquissant une petite danse endiablée.

Imaginez-vous pour autant que des parents avides d’une notoriété facilement acquise puissent verser dans l’exploitation compulsive et hautement lucrative du pouvoir d’attraction de leurs enfants et de leur vie familiale?

Delphine de Vigan décortique avec minutie cette mécanique. Elle fait œuvre de sémiologue pour nous présenter un tableau juste et précis de ce monde féroce sous le fard rose. Ici, rien n’est laissé au hasard: du nom de l‘enfant Kimmy Diore, qui sonne comme une parfaite contrefaçon, aux qualificatifs affectueux, voire maternels avec lesquels la mère Mélanie Claux s’adresse à ses fans: «mes chéris, poutous-bisous, bisous d’étoiles», qui sont autant de gimmicks de la communauté qu’elle a créée. J’y ai découvert une large palette des formats de vidéos utilisés, allant des battles marque ou sous marque, aux taste and guess, buy everything ou fast food and happy, par exemple.

Le lecteur est même initié aux aspects juridiques et à l’évolution du droit à marche forcée qui ont été déclenchés par cette fureur des nouveaux médias. Il y avait urgence à protéger autant que possible ces enfants, travailleurs malgré eux. On comprend bien toutefois qu’en la matière, il est très difficile d’être assuré que toutes les règles sont bien respectées et que les bornes ne sont pas franchies, la famille étant le cadre de la «performance» de ces jeunes acteurs.

Le titre Les enfants sont rois est d’une ironie absolue. Certes, ces jeunes stars sont au centre de l’attention et croulent sous des montagnes de jouets, peluches, friandises, vêtements, chaussures… jusqu’à en étouffer et à ne plus avoir le moindre espace pour vivre leur vraie vie d’enfant. Même dans la cour de récré et sur le Web, ils doivent subir les moqueries jalouses ou les critiques acerbes de certains camarades, concurrents ou détracteurs. Ils sont dans ce récit à la fois otages et victimes d’un marketing très orchestré et terriblement intrusif, voire destructeur.

«Nous avons eu l’occasion de changer le monde et nous avons préféré le téléachat». Voici la citation de Stephen King introduisant l’ouvrage.

S’agit-il pourtant uniquement d’un réquisitoire à charge?

Certes, Delphine de Vigan fait en quelque sorte œuvre de lanceuse d’alerte. Elle ne se transforme toutefois ni en juge ni en militante, et consacre en bonne romancière une grande attention à ses personnages.

J’ai apprécié la présentation de Mélanie, la mère, avec ses failles. Cette jeune fille née dans une famille à l’éducation peu stimulante est subjuguée par le premier programme de téléréalité en France Le Loft qui lui inspire une passion dévorante. Elle se heurte à un monde cynique qui lui fait vivre un casting et un tournage des plus blessants. Une fois mariée, elle poursuit de façon obsessionnelle sa chimère et devient une mère certes abusive mais aimante à sa façon. Elle a aussi ses errances et ses côtés troubles.

Clara Roussel, la policière chargée de l’enquête, paraît à l’opposé du monde de Mélanie. Elle est issue d’un milieu intellectuel farouchement hostile à l’aliénation que peuvent représenter la télévision et le monde de la téléréalité, jugés superficiels et néfastes. On lui apprend à les décrypter pour ne pas se laisser abuser.

Malgré un parcours très différent, elle rappelle parfois en miroir la vie de Mélanie et de ses enfants. Son destin est profondément marqué par un traumatisme qu’elle a subi enfant et qui lui a laissé des séquelles. Elle s’oppose à ses parents, par le choix d’un métier qu’ils n’approuvent pas, et passe à côté de sa vie personnelle en s’absorbant totalement dans son travail et en traquant la moindre faute de français dans les rapports.

Les enfants sont également dépeints avec finesse. On pourrait tout d’abord les croire gâtés par cette attention et cette consommation débordantes, mais on comprend vite qu’ils sont en souffrance. L’aîné Sammy vient en petit soldat au secours de sa sœur et en soutien à sa mère à plusieurs reprises. Sa petite sœur Kimmy manifeste souvent sa fatigue et sa lassitude, puis sa révolte, et traîne son «doudou-sale» comme un objet salvateur, contrastant avec la vie flambant neuf et scintillante que sa mère met en scène.

Les personnages secondaires peuvent également être touchants ou intéressants (mari, amant, concurrent, amie ayant un enfant handicapé, notamment).

Un petit côté polar qui n’est pas désagréable

Le tableau du monde «idyllique» des Diore se trouve vite fissuré par la disparition de l’enfant star Kimmy, la petite chouchoute de sa maman, car elle capte bien la lumière et l’attention des internautes. On se trouve alors entraîné dans une intrigue policière non dénuée d’un certain suspense. Les différentes pistes sont explorées jusqu’au dénouement qui n’est pas nécessairement des plus vraisemblables.

Les enfants sont rois revêt donc un côté polar qui fonctionne plutôt bien. Il se transforme ensuite en roman d’anticipation assez inquiétant.

Ce roman restera-t-il dans mes favoris?

J’ai pour ma part de loin préféré les romans autobiographiques de l’auteure, d’une force rare comme Rien ne s’oppose à la nuit, chronique familiale fascinante et terrible, Jours sans faim, récit d’une adolescence marquée par l’anorexie, ou encore Les heures souterraines, descente aux enfers professionnels d’une grande justesse.

Les enfants sont rois ont toutefois piqué ma curiosité et suscité mon intérêt. Cette visite des bas-fonds de la sphère des mères influenceuses relève d’une observation fine. J’ai apprécié l’ouvrage pour son apport sociologique, le suspense de l’intrigue et ses personnages, lesquels sont présentés avec humanité et sans manichéisme.

Le style est le plus souvent proche des rapports de brigade criminelle, qui constituent une bonne partie de l’ouvrage et ne relèvent pas d’une prouesse littéraire. Il n’en demeure pas moins efficace et contribue à l’ambiance qui convient au thème.

Les enfants sont rois plaira aux lecteurs qui ont aimé Nô et moi ou D’après une histoire vraie, ainsi qu’à tous ceux qui découvrent Delphine de Vigan et que le thème attire.

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