LittératureL'entrevue éclair avec
Crédit photo : Alexis Durand-Brault
Ginette, nous sommes enchantés de faire ta connaissance! Après avoir exercé les fonctions d’avocate, de procureure et procureure-chef au Tribunal de la jeunesse du district de Montréal pendant 38 ans (!), tu te consacres désormais à l’écriture depuis bientôt quinze ans. On est curieux de savoir: d’où t’est venue la piqûre pour la littérature?
«Pour Obélix, ce fut la potion magique; pour moi, l’éblouissement d’un premier livre, à dix ans: l’histoire d’un petit vendeur de paniers. Je découvrais la caverne d’Ali Baba. Elle regorgeait de trésors. Je n’en suis jamais sortie.»
«J’ai lu la mer et ses poissons, tout au long de ma vie. À tant lire, on attrape la manie de mettre en mots ce que l’on vit, ce que l’on voit, ses envies, ses souvenirs, en murmurant, en parlant ou en chantant, pendant que l’on s’occupe à n’importe quoi d’autre.»
«On se dit qu’on devrait l’écrire aussi, que ce serait plaisant de coucher sur le papier ou sur l’écran les phrases qui nous trottent dans la tête. On s’y met à l’essai, en cachant ses gribouillages. On rêve même d’écrire un livre un jour, mais on a peur, parce que c’est énorme, écrire un livre. J’ai dû traverser une grande partie de ma vie avant de l’oser. Finalement, je pense que je n’ai pas eu la piqûre de la littérature. L’abeille bourdonnait dans ma tête avant même que j’apprenne à lire.»
Il paraît que, pour inventer tes histoires, tu puises «dans ton vécu de femme, aussi bien que dans le souvenir de multiples drames humains qui ont marqué [ta] vie professionnelle.» Voudrais-tu nous en dire plus sur la façon dont ton parcours et tes souvenirs teintent ton inspiration d’autrice?
«Naître et grandir au fil de l’après-guerre et des années cinquante, au milieu d’une famille nombreuse dans une petite ville ouvrière, m’a forcément laissé un grand tiroir de souvenirs, d’atmosphères et d’impressions douces et amères, où puiser pour bâtir un roman.»
«Découvrir ensuite la métropole, entre collège et université, dans l’agitation libératrice de la Révolution tranquille, puis devenir épouse, mère et avocate a multiplié les dimensions de mon expérience de vie. Mais c’est en tant que juge en droit de la jeunesse que j’aurai été au plus profond des choses humaines.»
«Confrontée à tous les drames qu’un enfant peut traverser, il me fallait chaque fois trancher, choisir le remède entre réunion et séparation pour arrêter la souffrance, tenter de sauver l’avenir, en assumant le terrible risque de me tromper. Devenue romancière, je ne décide plus maintenant que du destin de mes personnages, mais c’est en pensant toujours à ces enfants dont j’ai perdu la trace.»
Le 20 octobre, ton roman La saison des armes est paru aux Éditions Druide. Tu y abordes la période de la Révolution tranquille en dépeignant le parcours d’un certain Denis Deschamps, qui, après avoir assisté à la révolution des autres en tant que correspondant à l’étranger, décide de mener son propre combat au Québec, au cours des années 1960. Qu’est-ce qui t’a donné envie de (re)plonger tes lecteurs dans cette période en particulier, au milieu d’une jeunesse éprise de liberté, de changements et de convictions à partager?
«Ce troisième roman a une relation temporelle avec les deux autres. Écris-moi, Marie-Jeanne, était un récit de guerre des années quarante, et Quand Rodrigue revint de guerre abordait la grande reprise des années cinquante. Dans un continuum qui m’est venu tout naturellement, La saison des armes raconte une histoire de la décennie suivante, d’autant qu’il s’agit d’une période marquante qui a tout changé en faisant entrer le Québec dans la modernité.»
«Plus particulièrement, j’ai voulu explorer la tentation de la violence à laquelle ont cédé certains jeunes de mon âge à l’époque, et montrer les dilemmes qui confrontaient ceux qui rêvaient d’un nouveau pays, en s’inspirant de révolutions d’ailleurs.»
«Qui étaient ces jeunes Québécois qui risquaient leur avenir et affolaient la population en faisant sauter des bombes? Pourquoi rompaient-ils avec le bon vieux pacifisme d’un peuple si tranquille? Soixante ans plus tard, auront-ils une place quelconque dans la mémoire de la grande histoire? Je trouvais intéressant de le demander à mes personnages.»
Toi qui as dit: «Je crois qu’il n’y avait pas de meilleure époque que les années soixante pour être jeune», peux-tu nous préciser ta pensée, et nous expliquer pourquoi tu penses que cette décennie était si excitante et pleine de promesses pour ceux et celles qui l’ont vécue?
«Oui, il n’y eut pas mieux que les années soixante pour avoir vingt ans, l’âge où l’on peut tout inventer. Les vieilles barrières érodées de la religion et de la suprématie cléricale étaient au bord de l’écroulement; on pouvait les enjamber allègrement.»
«Les interdits traditionnels s’affadissaient, notamment sur le plan sexuel. L’autorité n’allait plus de soi, et l’on voyait le monde au-delà des frontières. Dans cet espace de plus en plus dégagé, la nouvelle génération pouvait profiter d’un modèle éducatif qui s’ouvrait et se modernisait. Elle fut la première à fréquenter l’école si longtemps. Et quand elle sortait du collège ou de l’université, les employeurs se dépêchaient de l’embaucher pour profiter de ses compétences. Je n’oublierai jamais l’étonnement de ma mère quand j’ai rapporté ma première paye à la maison, trois fois celle de mon père, après vingt-cinq ans d’usine.»
«Tout cet essor s’accompagnait d’une musique exubérante, d’une poésie inédite, d’arts en délire et de beaux discours. Cette période avait le plus beau nom qui soit: elle s’appelait liberté.»
Et pour finir, si tu pouvais remonter le temps et revivre un moment en particulier des années 1960, lequel choisirais-tu et pour quelles raisons?
«Je choisirais un de mes petits samedis soir, en février 1965. Je prendrais le volant de ma petite Volks et j’irais à Val-David, avec ma sœur et mes amis, pour voir le spectacle de La Butte à Mathieu, mon inoubliable boîte à chansons préférée.»
«Assise près de la scène, au milieu d’une foule joyeuse, j’écouterais en fumant et en tapant du pied les gigues du violoneux Philippe Gagnon. Ensuite, dans un silence retentissant, j’écouterais le monologue hilarant et pourtant infiniment sérieux d’Yvon Deschamps, au sommet de son art, en train de nous répéter d’un air cruel et innocent: “Les unions, qu’osse ça donne?” Je penserais alors à mon père en me demandant si, après toutes les grèves qu’il a vécues, il pourrait rire autant que moi.»
«Le spectacle terminé, je remonterais avec les autres dans ma Volks et j’irais rejoindre la gang de Robert Charlebois, qui, entre deux joints, ferait la fête au Chanteclerc.»