LittératureL'entrevue éclair avec
Crédit photo : Chloé Charbonnier / Les Éditions du remue-ménage
Alexandra, il y a de cela une quinzaine d’années que tu milites et que tu travailles dans le milieu communautaire et les groupes de femmes. Qu’est-ce qui t’a poussée à vouloir te consacrer aux enjeux féministes ainsi qu’aux questions de migrations et de racisme?
«Mes parents sont Haïtiens, alors les questions d’immigration, d’enracinement d’appartenance, de rejet et de racisme ont toujours fait partie de ma vie, même si je n’en étais pas toujours pleinement consciente, ou que je ne comprenais pas tous les enjeux qui les entouraient. Ce qui est sûr, c’est que les membres de ma famille sont plutôt lucides et assez combatifs là-dessus, même s’ils ne sont pas militants. J’ai toujours entendu ou eu des discussions sur ces sujets et sur les questions sociales plus largement. Je viens aussi d’une lignée de femmes fortes, de mères en filles, de grands-mères en petites-filles, féministes sans jamais en avoir prononcé le mot.»
«J’ai donc tout simplement poursuivi ce chemin plus tard à travers différents projets, mon travail et mes engagements. En 2008, je suis devenue coordonnatrice d’un organisme de défense des droits des aides familiales (ou travailleuses domestiques). Ces femmes sont en grande majorité originaires des Philippines, du Maghreb, d’Amérique latine et des Caraïbes.»
«C’est à ce moment que je suis devenue «officiellement» féministe et que de nombreux enjeux – racisme, travail précaire et mondialisation, inégalités de genre – se sont invités dans ma vie professionnelle.»
En juin 2020, tu as été élue présidente de la Ligue des droits et libertés (LDL). C’est une belle nomination, bravo! Peux-tu nous parler de tes responsabilités et des grandes lignes de votre plan d’action?
«Merci! La LDL est l’une des organisations qui a marqué l’histoire des mouvements sociaux ici. Elle est intimement liée à l’histoire politique et sociale du Québec. Elle existe depuis 1963, ce n’est pas rien! Vous comprenez pourquoi c’est à la fois un grand défi et un honneur d’avoir eu la confiance des membres et aussi d’avoir été la première femme noire présidente de l’organisation!»
«La mission de la LDL est de faire reconnaître et défendre les droits reconnus par la Charte internationale des droits de l’homme (eh oui, c’est encore son nom officiel; sans commentaire…) On intervient auprès des gouvernements pour dénoncer des situations de violation de droits et proposer des perspectives qui prennent en compte les droits de la personne dans notre société. On mène aussi des activités d’information, de formation, de sensibilisation.»
«La dernière année a été évidemment très occupée avec la pandémie de COVID-19. Un des sujets qui a occupé beaucoup de notre temps et sur lequel nous continuons de travailler, c’est l’idée que la santé (qui est un droit reconnu) ne signifie pas juste de ne pas être malade. Notre bien-être physique et mental dépend aussi de nos conditions de logement et de travail, de notre revenu et de notre capacité à obtenir des protections sociales telles que le chômage. Il dépend aussi de la manière dont les institutions comme la police nous traitent, etc.»
«De même, la précarité économique et la pauvreté, l’homophobie et la transphobie, la violence conjugale, ou encore le mauvais état de notre environnement immédiat, tout cela a une influence sur notre santé. Et les personnes en situation d’itinérance, les travailleurs essentiels, dont une grande partie sont des personnes racisées, les femmes noires, ou bien les personnes autochtones, toutes l’ont maintes fois répété durant la pandémie, que la santé dépend de plusieurs facteurs, dont les conditions de vie des gens.»
«La LDL travaille aussi sur plusieurs autres enjeux: droit de manifeste, profilage racial, pratiques policières, racisme et exclusion sociale, environnement et droits de la personne, droits des détenu-e-s, droits des peuples autochtones. Ce n’est pas le travail qui manque sur les questions des droits de la personne!»
Ce 11 mai, ton essai Empreintes de résistance: Filiations et récits de femmes autochtones, noires et racisées est paru aux Éditions du remue-ménage. Tu t’y entretiens avec neuf femmes engagées qui témoignent de leur vécu et racontent leurs histoires de résistance respectives. Qu’est-ce qui t’a motivée à écrire ce livre, et qu’est-ce qui t’a interpellée dans la personnalité ou le parcours des différentes personnes qui ont participé à ce projet?
«J’ai écrit ce livre parce que, au fil des années, je me posais beaucoup de questions sur ma place dans les mouvements sociaux et féministes majoritaires. Ça a commencé par un sentiment diffus de ne pas être tout à fait à ma place, d’être souvent la seule personne noire ou racisée dans la pièce, de sentir que certaines actions ou manières de faire ne me rejoignaient pas complètement, ou ne rejoignaient pas les autres femmes noires ou racisées que je connaissais.»
«Puis, à un événement où je prenais la parole, j’ai constaté que les personnes que j’avais devant moi connaissaient peu ou avaient très peu d’intérêts pour la perspective des femmes autochtones, noires et racisées, leurs luttes et leurs histoires d’engagement. Nous sommes surtout vus comme des personnes à sauver, à «intégrer» ou à protéger. Je ne me reconnais pas du tout dans cette image! À ce moment, j’ai aussi réalisé que je maîtrisais moins bien mon histoire que je l’aurais souhaité. C’est comme ça que j’ai décidé de creuser ma propre filiation de luttes et d’aller à la rencontre d’autres femmes autochtones noires et racisées pour qu’elles me parlent des siennes.»
«Ce qui est magnifique dans ce livre, c’est à la fois la pluralité des lieux et des formes d’engagement de ces femmes (militante des droits des peuples autochtones, accompagnante à la naissance, propriétaire de salon de coiffure pour cheveux crépus et politicologue du cheveu crépu (sic!), antispéciste, active dans la politique partisane, environnementaliste, engagée contre le racisme anti-noir-es…), et, en même temps, les nombreux points de rencontre entre elles. Pour paraphraser l’artiste Émilie Monnet qui, avec Marilou Craft, a signé la préface du livre:
“Ces femmes sont toutes vraiment différentes, font face à des enjeux différents, mais partagent des histoires de résistance qui s’imbriquent et finissent par se répondre. On voit aussi la lignée de femmes passées avant elles qui ont ouvert le chemin, de qui elles tiennent la force de se débattre pour rendre la société et le monde plus beaux, plus vivables”.»
Dans ce livre, en quoi penses-tu que ton approche – et la prise de recul que tu offres aux lecteurs sur ce sujet brûlant d’actualité – permettent d’ouvrir la discussion et de pousser plus loin la réflexion quant aux différents aspects et enjeux dont il est question?
«Ah, c’est une excellente question! Surtout que j’ai fini ce livre durant la pandémie et que je me suis souvent posée la question: “Mais à quoi ça sert d’écrire tout ça alors que le monde s’écroule!” (C’était la nette impression que j’avais durant la première vague)».
«La colonisation, l’esclavage, la dépossession territoriale et le capitalisme ont, ensemble, provoqué des catastrophes, des «mondes qui s’écroulent». La COVID-19 existe notamment à cause des inégalités qui subsistent de la destruction de certains mondes et de la manière dont la colonisation a tissé des liens entre humains et non-humains. Je crois que ce livre est pertinent, parce qu’il nous montre d’abord que les femmes autochtones et les ancêtres de nombreuses femmes noires et racisées ont déjà vécu ça. Elles ont réussi à rebâtir d’autres mondes et, ce faisant, elles nous ont légué des savoirs, des postures de résistance encore pertinentes aujourd’hui.»
«Ainsi, Empreintes nous parlent de femmes féministes noires, de femmes féministes musulmanes, de profilage racial, d’hétéropatriarcat, de maternité comme acte politique, d’injustices épistémiques, de souveraineté des peuples, de résurgence autochtone, de langues, d’antispécisme, d’identité de genre, de littérature, de décolonisation, de violences d’État, d’environnement, de care, de justice transformatrice, d’exploitation des corps noirs et racisés, de culte de la performance, etc.»
«Le spectre de l’engagement et des réflexions des femmes interviewées dans le livre est vaste. On a tellement à appendre d’elles. J’ai tellement appris moi-même!»
Et sinon, comment entrevois-tu la suite de ton année 2021? Parle-nous des projets qui t’occupent en parallèle et qui te tiennent à cœur!
«Je vais continuer ma militance comme présidente de la LDL, notamment en planchant sur l’après-COVID. Nous sommes très inquièt-e-s du fait que le retour à «l’anormal» risque d’avoir un impact négatif sur les droits de la personne si on ne s’attelle pas à réparer les fractures qui se sont accentuées pendant la crise, à revoir les bases du fonctionnement de notre société.»
«Je suis aussi une travailleuse à Relais-femmes, un organisme féministe qui a de beaux projets dans la prochaine année. Et j’ai deux enfants avec qui je compte bien profiter de l’été pour manger beaucoup de crèmes glacées et… sûrement que je vais réfléchir à mon prochain projet d’écriture, qui sait?»