LittératureDans la peau de
Crédit photo : Tanya St-Jean
1. Je suis indestructible (JSI) a été fondé en 2013 et a commencé avec ton propre témoignage. Qu’est-ce qui t’a poussée à créer cette plateforme de partage?
«Un après-midi de septembre 2013, j’étais assise à la maison à surfer le web, entre un billet de blogue et un meme, et je suis tombée sur la plateforme Unbreakable de Grace Brown. On pouvait y voir plusieurs personnes, essentiellement des femmes, témoigner de leur agression sexuelle à l’aide d’une photo.»
La démarche était simple: Brown photographiait des personnes sur les campus universitaires aux États-Unis. Ces dernières tenaient dans leurs mains une affiche qui citait les paroles de leur agresseur.e, un extrait de l’agression, une phrase exprimant une émotion… J’étais sans mot, les joues ruisselantes de larmes devant autant de puissance, à lire toutes ces personnes qui avaient trouvé le courage de prendre parole, de se libérer de cette prison de silence.»
«Voir tous ces témoignages, en tant que survivante de quatre agresseur.es dès l’âge de 4 ans, la honte accumulée, le silence pendant des années, ça m’a frappé si fort. Je n’étais pas seule. Voyant toute cette solidarité s’exprimer pour les victimes et les personnes survivantes, je me suis dit qu’il devait ab-so-lu-ment exister un pendant francophone de ce projet, afin de créer un lien de proximité sur cet enjeu encore trop tabou avec la population de notre p’tit Québec.»
«Je suis indestructible est donc né le 27 septembre 2013, à l’aide de mon témoignage et de deux amies, Roxanne Guérin et Fannie Boisvert. Nous tenions à ce que l’approche de Je suis indestructible s’inscrive dans une démarche d’empowerment (récupération d’un pouvoir d’agir sur sa vie) via un médium artistique au choix, tout en ayant la possibilité de rester anonyme ou non. En tant qu’intervenante sociale, je trouvais primordial que le processus du témoignage appartienne entièrement à la personne qui veut libérer sa parole du début à la fin. Choisir le médium à travers lequel elle se sent le plus à l’aise, faire plusieurs essais-erreurs, être seule, choisir l’endroit, etc.»
«L’objectif d’un projet comme Je suis indestructible est d’avant tout d’offrir un espace de prise de parole, donner une voix à toutes les personnes qui ont vécu des violences sexuelles et qui souhaitent enfin briser le silence de façon exutoire. C’est aussi un outil de sensibilisation pour toute la population afin de bien saisir la réalité du point de vue des victimes (les conséquences, la guérison, etc.), de ce que sont les agressions à caractère sexuel et la culture du viol. On essaie aussi d’avoir une présence rigoureuse sur nos réseaux sociaux, nouvelles courroies de transmission du savoir.»
«Ce qui m’a poussé à créer cette plateforme de partage, c’est tout simplement le désir profond de vouloir contribuer à changer les choses, par nous et pour nous.»
2. Depuis les débuts de JSI, des centaines de victimes ont témoigné sur le site. Qu’est-ce que ça représente pour toi de voir toutes ces personnes te faire confiance avec leur histoire?
«C’est le plus beau privilège de tout l’univers. (Cheezy alert, vous êtes prévenu.es!) D’être à la première loge à chaque vague de prises de parole, surtout en tant que victime, d’avoir la confiance des gens, de les lire, de créer le changement à leurs côtés.»
«Je suis indestructible, ce n’est pas moi ni notre équipe… Ce sont des milliers de personnes qui ne se connaissent pas, mais qui portent le même combat.»
«C’est un levier incroyable que celui de comprendre qu’on reprend un pouvoir sur nos histoires, d’avoir le droit de se dire indestructible, malgré toute la douleur, la colère, la honte et le silence. Parce qu’ensemble, nos histoires ont de la valeur.»
«Petite, habitée par la peur, l’incompréhension et la naïveté des violences que j’ai vues et vécues, jamais je n’aurais imaginé participer à une mouvance, quelque chose d’aussi énorme. Je n’avais encore moins pu imaginer voir ça de mon vivant. Depuis quelque temps, je me dis qu’on assiste à un balbutiement de transformation sociale, que nos pas tracent doucement le chemin d’une révolution qui n’est pas tranquille pantoute. Ça m’arrive de sourire idiotement dans une journée en me disant qu’on l’réalise pas, mais c’est historique c’qui passe. (Je sais, je sais, je suis utopiste. Je l’assume!)»
3. Juste en me promenant sur le site pour préparer ce questionnaire, j’ai été plongée dans un état émotionnel assez intense à force de lire des témoignages l’un à la suite de l’autre. Est-ce que tu réussis à te détacher de ton travail avec JSI dans ta «vie normale»?
«Je l’admets, c’est un exercice assez «lourd» à faire. En général, on reçoit un débit de témoignages assez modéré. Mais en 2014, avec la Fédération des femmes du Québec (FFQ), nous avons lancé le mot-clic #agressionnondénoncée. Pendant cette période, nous avons reçu plusieurs centaines de témoignages.»
«Étant celle qui lit et répond à chaque personne, j’étais débordée par la demande et la lecture de tous ces vécus… J’ai eu beaucoup de difficulté à recevoir toute cette décharge, mentalement comme physiquement. J’ai rêvé pendant quelques mois à toutes ces violences qui n’étaient pas les miennes… En toute transparence, ç’a été une période très difficile pour moi.»
«S’impliquer dans une cause = apprendre à apprivoiser le selfcare. Prendre soin de soi et écouter ses limites, c’est facile à dire, parfois difficile à faire, mais fortement recommandé.»
4. Qu’est-ce que tu aimerais accomplir, ou qu’est-ce que tu es le plus fière d’avoir accompli avec Je suis indestructible?
«La réponse à ces deux questions est: TOUT! Hahaha! Dans nos bientôt cinq années d’implication bénévole, l’intention de contribuer à abolir la culture du viol et de créer une culture du consentement est devenue essentielle pour nous. C’est donc devenu la pierre angulaire de notre mission de sortir du web l’expérience du témoignage et de continuer la discussion dans l’espace public.»
«Mettons que ce n’est pas les idées qui nous manquaient. Nous avons donc créé plusieurs initiatives et partenariats: des soirées micro-ouvert avec Vaincre la nuit, des soirées Cabaret des mots doux au Quai des Brumes, des spectacles-bénéfices comme Consensus avec la merveilleuse gang de Québec contre les violences sexuelles, des conférences et des ateliers, des lettres d’appui ou de revendications, diverses actions citoyennes comme #stopcultureduviol / #agressionnondénoncée, un projet «Indestructibles» avec la photographe Camille Gladu-Drouin a.k.a Flamme, qui a été publié chez URBANIA. On a aussi un livre qui s’en vient d’ici le printemps prochain, des discussions pour une série web, on agrandit l’équipe et le C.A, et on a également envie de continuer nos soirées d’humour F*ck la culture du viol (et beaucoup trop d’autres idées dans ma tête).»
«Je suis indestructible, c’est ce dont je suis le plus fière. Ça a littéralement changé qui je suis, toute ma vie. Toutes ces rencontres, chaque histoire, ces échanges qui confrontent, stimulent et font grandir. Je souhaite continuer à créer des ponts entre divers groupes et communautés afin qu’on discute des enjeux des personnes marginalisées et invisibilisées.»
«J’espère voir un jour un système judiciaire pas fait et géré pour et par des vieux messieurs blancs. J’aimerais qu’on n’arrête jamais de parler de consentement, de saine séduction, de remettre nos propres comportements en question, de les déconstruire. De repenser nos attitudes aidantes, d’accueillir, soutenir et croire les personnes victimes. Je pense que je souhaite voir et accomplir encore beaucoup trop de choses. Stay tuned!»
5. Vous avez récemment mis sur pied la 4e édition de votre Cabaret d’humour F*ck la culture du viol, avec notamment Judith Lussier, Richardson Zéphir, Catherine Éthier, Léa Stréliski, Alexandre Forest et Rosalie Vaillancourt. Qu’est-ce que tu réponds aux gens qui ont des inquiétudes à savoir si on peut vraiment rire de sujets comme le viol, la culture du viol et tout ce qui l’entoure?
«Il est important de comprendre une chose très simple: il existe une ÉNORME différence entre banaliser le viol, rire des victimes ET de rire des agresseurs, des comportements problématiques qui sont dénoncés…»
«On peut commencer par se poser des questions: quelle représentation des violences sexuelles souhaite-t-on léguer dans l’espace public, dans les créations des arts et des médias? Comment le faire, l’aborder?»
«C’est une question délicate, j’en conviens, et je n’appelle aucunement à la censure (salut M. Nantel!), mais bien à la réflexion. Parce que nos histoires sont bien plus qu’une vieille joke de mononc’ écrite sans humanité.»
«Alors je leur réponds: laissez-nous changer la honte de camp, pendant ce temps, écoutez et faites-nous des sandwichs! ;-)»