LittératurePoésie et essais
Crédit photo : Éditions Triptyque et Pedro Luiz
Née à Montréal, elle rédige son doctorat sur la poésie féministe à l’Université de Montréal. Après avoir publié son recueil de poèmes Royaume scotch tape en 2015, Chloé Savoie-Bernard nous offre Des femmes savantes, sorti le 21 septembre aux Éditions Triptyque. Elle est finaliste au Prix littéraire des collégiens 2017. C’est sa première œuvre composée de nouvelles, le fruit d’une dizaine d’années d’écriture, inspiré par ses «[…] cours de création littéraire et ceux [qu’elle] a suivi au cégep, ainsi que [ses] proches».
Cette douzaine de nouvelles crues sont d’une vérité violente et rafraîchissante. Elles détruisent tous les tabous, en fracassant le plafond de verre d’un silence trop lourd et trop long. Aucune pitié ou retenue mensongère ici. L’œuvre ressemble à un collage de mille et une couleurs qui explose en harmonie avec les voix de femmes qui hurlent leurs souffrances et leurs plaisirs pour affirmer leur existence et leur identité.
Le recueil est facile à lire grâce à sa forme, parfois difficile à savourer en raison de son contenu. Les nouvelles de trois à vingt-deux pages sont brèves; on peut facilement finir le livre en une seule journée. Cependant, plusieurs passages sont d’une certaine brutalité, surtout pour les lectrices qui ont vécu les expériences racontées. Mais, justement, cela peut atténuer la douleur des souvenirs qui peuvent finir par s’estomper. Ces nouvelles sont un moyen de réunir les lectrices: elles se sentent solidaires, elles ne sont pas aussi seules qu’elles le pensent.
Impossible de poser le livre une fois qu’on commence à le dévorer…
Certaines expériences peuvent sembler surprenantes et extrêmes, mais elles ne sont pas aussi rares que l’on pourrait le penser. Ce livre banalise avec poésie des épreuves que beaucoup de femmes ont tendance à garder pour elles-mêmes: l’avortement, des pratiques sexuelles que certains jugeraient excessives, une sombre solitude, les stéréotypes vécus à cause de l’exotisme que les hommes voient en elles, etc. «Je souhaitais toucher les lectrices». C’est un livre aussi dur que rassurant, car de nombreuses femmes qui se confient au lecteur au fil des pages sont puissantes et prennent des décisions sur leur sexualité, leur amour, leur vie: «[…] Je lui ai donné un baiser sur chaque joue, et je lui ai dit de ne pas me rappeler cette fois-là, de ne pas revenir. Que les chats peuvent partir aussi, que les chattes choisissent toujours leur maître.»
Un livre parfois dur à lire et qui a été parfois difficile à écrire, comme le fut Être une chatte, l’une des nouvelles les plus violentes, mais aussi l’une des plus vraies et honnêtes: «[…] En t’aimant, j’ai laissé tomber plusieurs mues et j’ai surgi dans toute ma splendeur, vulnérable, sacrifiée, tu m’as prise et placée au cœur de ma douleur.» D’après Chloé Savoie-Bernard, «[…] de bonnes affaires peuvent surgir au bout de la douleur. Il faut écrire ce qui nous résiste le plus». La lecture du livre est également une façon de plonger dans une douleur à laquelle on peut s’associer, y réfléchir à travers la palissade d’autres personnages, et prendre du recul. Se sentir soulagée. L’environnement familier de Montréal facilite l’identification aux personnages. On se sent ancré dans leur quotidien à travers les descriptions du supermarché PA, les noms de rues, les lignes de bus, les marques de maquillage comme Lancôme ou Smashbox, etc.
Malgré le fait que la plupart des personnages masculins s’empiffrent insatiablement des femmes, ou des parties d’elles qui leur plaisent, ce n’est pas un livre exclusivement destiné aux lectrices. Au contraire, il permet aux hommes de découvrir des facettes des femmes qu’ils ne voient peut-être pas d’une façon aussi explicite dans leur quotidien. Derrière des barricades de tendances et d’illusions se cachent des femmes vivantes, palpitantes, souvent déchirées entre l’image présentée aux autres et des pensées qu’elles gardent au plus profond d’elles-mêmes, comme dans Retrouvailles, Vœux et Halle Berry & Moi. Parfois rentrer dans le moule signifie retenir ou tenter d’atténuer des parties de sa personnalité ou de son identité. Un petit conseil d’une femme à une autre de la part de l’auteure est de «[…] prendre le temps de prendre soin de soi».
La célèbre pièce de Molière, intitulée Les Femmes savantes, a souvent été citée pour démontrer qu’il est dangereux et inutile d’éduquer les femmes, qu’elles sont de toute façon plus heureuses en demeurant ignorantes et à l’écart. Les héroïnes de Chloé Savoie-Bernard éprouvent un sens du danger lié à leur savoir. Leur savoir, leur curiosité, leurs réflexions les mènent évidemment à remettre en question le monde qui les entoure ainsi qu’elles-mêmes. Les réflexions empiètent sur leur soumission, elles deviennent une menace potentielle aux normes bien définies ancrées dans leur univers. C’est un savoir libérateur, mais d’un certain poids, qui entraîne une souffrance.
Elle aurait pu apprendre une ou deux choses à propos de la condition féminine à Monsieur Molière. Nous sommes bien loin de sa conception des précieuses ridicules.
Royaume scotch tape a été adaptée au théâtre, et elle adorerait que Des femmes savantes le soit au grand écran! En attendant, Chloé Savoie-Bernard a le projet plus concret de rédiger un roman portant sur son père, Haïti et l’histoire des immigrants. Espérons que ça ne tarde pas!
À l’heure où les pussy-grabbers deviennent présidents, ce recueil de nouvelles est une véritable claque à l’esprit rappelant qu’il ne faut pas, mesdames, se réfugier dans le silence. Une femme est un tout qui doit être perçu en tant que personne à part entière. On ne peut pas choisir certaines parties à sa guise en refusant et en repoussant les autres.
«Des femmes savantes» de Chloé Savoie-Bernard, Éditions Triptyque, septembre 2016, 17,95 $.
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de la rédaction