«Le plein d’ordinaire» aux Herbes rouges: entrevue avec le primoromancier Étienne Tremblay – Bible urbaine

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«Le plein d’ordinaire» aux Herbes rouges: entrevue avec le primoromancier Étienne Tremblay

«Le plein d’ordinaire» aux Herbes rouges: entrevue avec le primoromancier Étienne Tremblay

Replonger dans la plénitude et les affres de l’adolescence

Publié le 10 juillet 2023 par Nathalie Slupik

Crédit photo : Katya Konioukhova

Mathieu a 17 ans, et choisit d’occuper cet été bien particulier, celui qui se glisse entre la fin du secondaire et le début du cégep, en travaillant de nuit dans une station-service. Choisit? Pas tout à fait. C’est sa mère qui l’y traîne de force, car son fils préfère passer ses journées à fumer des joints et à s'imaginer poète célèbre. Dans un Petro-Canada de Boucherville, il croise le chemin de la belle Val, que la possibilité de revoir le motivera à accepter de travailler de nuit. Un emploi idéal pour entretenir cette distance avec le monde que Mathieu croit nécessaire pour protéger son talent et accéder à ses rêves de grandeur. Mais, pour l’instant, il n’est encore qu’un adolescent ordinaire: maladroit avec les autres, centré sur lui-même et fainéant de premier ordre.

Né à Montréal en 1992, Étienne Tremblay est titulaire d’une maîtrise en littérature comparée. Aujourd’hui coordonnateur à l’édition à l’Institut de recherches en politiques publiques, il a également endossé tour à tour les rôles de libraire, de réviseur et de traducteur.

Pour ce tout premier roman, il se dit heureux d’avoir hérité d’une couverture si attrayante, dont la composition illustre à merveille ce que nous réservent les quelque 300 pages qu’elle dissimule: «Ce qui m’avait plu quand le directeur artistique des Herbes rouges m’a présenté la couverture, c’était son ironie: ça représente bien comment Mathieu illustrerait son été. Elle rappelle un peu les couvertures de vieux romans d’aventures comme Bob Morane, ou les posters de Star Wars. Mathieu s’imagine, la clope au bec, une expression mélancolique de dandy au visage, au centre de ce bouquet de personnages qui font tous partie de la grande aventure que sont ses vacances d’été», dit-il, amusé.

L’absurdité du travail

L’été de Mathieu n’a en effet rien d’épique: on devrait plutôt le qualifier d’ennuyeux. Les descriptions de ses tâches répétitives et abrutissantes de commis de dépanneur contrastent avec les espoirs candides et confiants que le jeune homme entretient. Ces passages, détaillés et précis, sont le fruit de la propre expérience de l’auteur en matière de dépanneurs: lui-même a goûté à la platitude de chacune des grandes chaînes disponibles au Québec, alors qu’il avait le même âge que son narrateur. Ce n’est d’ailleurs pas le seul point qu’il a en commun avec ce dernier: «Moi aussi, ma mère a souvent dû me tirer hors du lit pour m’emmener porter des CV un peu partout», s’exclame-t-il en riant.

Car aux yeux de l’écrivain, les emplois d’été comme celui qu’occupe Mathieu n’ont que peu à apporter à la jeunesse: «Il y a beaucoup de jobs étudiantes qui ne servent à rien dans ton développement personnel, sauf t’apporter un peu d’argent de poche et t’apprendre qu’on ne fait pas ce qu’on veut dans la vie la plupart du temps», affirme-t-il.

«C’est un bon enseignement, d’un point de vue pragmatique, puisque beaucoup de gens finissent effectivement par occuper des emplois qu’ils n’aiment pas, mais c’est dommage que la société soit bâtie de manière à ce que cet enseignement soit nécessaire.» – Étienne Tremblay

Une critique du travail se retrouve ainsi au cœur du récit tandis que Mathieu, malgré l’outillage mental encore branlant propre à son jeune âge et la fumée de marijuana qui embrume son esprit, fait preuve d’une perspicacité désarmante face à cette place centrale qu’occupe le travail au sein de notre société.  «Quand j’avais l’âge de Mathieu, j’avais peut-être l’intuition de certaines injustices politiques et sociales, mais je n’aurais pas été capable de les articuler comme il le fait. Je ne voulais pas en mettre trop, car il s’agit tout de même d’un ado de 17 ans qui est idiot et qui a de la misère à énoncer sa pensée. Mais j’ai trouvé intéressant de lui donner une certaine perspective sur sa situation, un début de conscience sociale et politique qui dépasse le simple fait de ne pas aimer travailler. Ça lui a donné plus de consistance», explique l’auteur.

Consistance qui contribue à rendre l’antihéros imaginé par Étienne Tremblay attachant, puisqu’on ne peut s’empêcher, que l’on se l’avoue ou non, d’être d’accord avec lui.

Couverture: Maxime Guérin @ Les Herbes rouges

Plongeon aux tréfonds de l’adolescence

C’est peut-être également l’absence de jugement qu’Étienne Tremblay porte sur son protagoniste qui permet aux lecteurs de mieux le rencontrer, et de l’aimer malgré ses failles évidentes: «Je trouve Mathieu un peu ridicule par bouts, mais je comprends ce sentiment qu’on a quand on commence à découvrir la vie, ses possibilités et les rôles qu’on peut y tenir: on regarde les gens plus âgés qui réussissent, qui ont du succès, et on souhaite la même chose pour soi sans réaliser le temps et les efforts nécessaires pour s’y rendre. Mathieu s’attend à ce que tout lui tombe tout cuit dans le bec, mais c’est en partie une question d’âge et de perspective du temps qui passe. On n’a pas encore vu beaucoup de temps passer sur les choses qu’on a réalisées jusqu’à présent, donc on se dit que tous les accomplissements futurs pourraient arriver aussi vite. Tout nous semble rapide, notre sens de la durée n’est pas encore bien développé», élabore-t-il.

Afin de parvenir à créer un adolescent à la fois crédible, émouvant et risible, Étienne Tremblay a effectué une plongée méthodique vers les souvenirs de sa jeunesse: «Ce qui fonctionne pour moi, c’est la régularité: j’écris tous les jours. Je n’aurais pas pu écrire ce livre-là en travaillant un peu à gauche à droite, je l’ai fait en quelques mois en me levant plus tôt chaque matin. C’est ce qui m’a permis de renouer avec la mentalité d’un ado. Mes échanges avec mon coloc, qui est un bon ami depuis la jeunesse, et d’autres amis à propos de ce que nous faisions et pensions à l’époque, m’ont aussi ramené vers certains chemins de pensées ridicules de l’adolescence, que j’ai embrassés et suivis dans le travail

Certains choix narratifs se sont également imposés: «Quand j’ai décidé de raconter cette histoire qui peut paraître ennuyante vu ce qu’elle raconte, j’ai réalisé que la voix du protagoniste devrait prendre beaucoup de place, que c’est elle qui ferait tout l’intérêt du livre», raconte l’écrivain.

«Je voulais aussi mettre la voix de Mathieu en avant-plan pour qu’on puisse se reconnaître en lui, ou que les gens de notre âge puissent se rappeler la façon dont on réfléchissait à l’époque. Les idées de Mathieu peuvent sembler ridicules ou excessives, mais elles n’en sont pas moins réelles: c’est ainsi que les ados raisonnent, et c’est la vraie vie que je dépeins.» – Étienne Tremblay

Si cette entreprise paraît, au premier abord, motivée par une nostalgie envers l’adolescence et la fin des années 2000, où est campée l’action du récit, ce n’est cependant pas ce sentiment qui a poussé Étienne Tremblay vers l’écriture de cette histoire: «J’ai l’habitude de me tourner vers les années passées pour essayer de comprendre l’évolution de mes relations avec les autres, de ma manière de réfléchir et de regarder la vie. Ça m’aide à mieux comprendre qui je suis aujourd’hui. Évidemment, dans mon roman, je présente une version exagérée de la chose! Pour le bien du récit, j’en beurre épais, en espérant que ça permette un intérêt pour d’autres que moi», explique-t-il.

Étienne-Tremblay

Étienne Tremblay. Photo: Katya Konioukhova

Donner la parole à ceux qui ne l’ont pas encore trouvée

Le jeune fumeur invétéré fait sans cesse preuve d’une maladresse qui lui complique la vie auprès de son entourage: avec sa mère, à qui il dissimule bien des choses, avec les filles, comme son ex-copine Mathilde qui le laisse en raison de son mutisme et de son retrait, et avec son ami Dom, à qui il n’arrive pas à exprimer son affection. Sa gaucherie verbale et sa difficulté à comprendre les émotions qui le traversent et qu’il ressent surtout physiquement mèneront inévitablement à des déceptions qui auraient pu facilement avoir des conséquences importantes. Sans trop en révéler, Mathieu a un peu trop tendance à tenir pour acquis que Val éprouve pour lui la même force de sentiments que ceux qu’il cultive à son égard.

D’après l’auteur: «Le mélange entre l’égoïsme naturel de certains adolescents et le manque d’éducation est à l’origine de son comportement problématique avec les filles. Personne ne lui a montré comment il faut agir, et les modèles à sa disposition ne lui donnent pas de contre-exemple. Je ne dis pas qu’il faut excuser ce genre de comportement, mais parfois il y a une explication. Mathieu ne veut pas mal faire, il est juste totalement inapte à communiquer et ignorant!» Un point de vue pour le moins nécessaire afin de mieux comprendre ces drames qui peuvent parfois survenir entre les adolescents en quête de découvertes amoureuses.

«J’ai écrit un livre que j’aurais eu envie de lire à cet âge-là, à l’époque où l’on pense que l’on est seuls à ressentir certaines émotions, et où on les ressent avec une force qu’on n’a jamais vécue avant. Quand tu as 16 ans et que tu traverses une peine d’amour, il n’y a jamais eu personne qui a éprouvé autant de peine que toi.» – Étienne Tremblay

Le plein d’ordinaire a beau s’adresser davantage aux adultes, il n’en demeure pas moins un outil formidable aux adolescents capables d’une prise de recul pour comprendre son propos. On l’oublie trop souvent, une fois cette période passée, mais elle peut s’avérer tumultueuse et beaucoup plus difficile qu’elle ne devrait l’être.

Étienne Tremblay réussit à capturer toute la beauté de l’adolescence: peu importe l’immensité de ses douleurs, elle déborde toujours d’espoirs encore plus vastes, plus puissants. L’empathie qui se dégage de ces pages se dépose ainsi comme un baume pour les cœurs cicatrisés de ces années: «Je voulais donner une voix à ces ados qui n’ont pas encore les mots pour s’exprimer, qui paraissent désagréables, bêtes et maladroits sans qu’on sache pourquoi. C’est important de comprendre ce qui se passe dans leur tête si on veut être en mesure de les aider.», conclut-il.

Étienne Tremblay signe ici le début d’une belle carrière d’écrivain (on ne veut pas lui mettre de pression, mais une suite aux aventures de Mathieu serait possiblement en chemin!), avec un premier roman parfaitement équilibré: tour à tour incarnée, tendre, incisive, crue, juste et remplie d’humour, sa plume a fait naître une œuvre qui en raconte beaucoup tout en demeurant légère et plaisante, ce qui la détache remarquablement du paysage littéraire québécois.

Présentation des personnages du récit

Par Maxime Guérin @ Les Herbes rouges

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