«La plus secrète mémoire des hommes» de l’auteur multiprimé Mohamed Mbougar Sarr – Bible urbaine

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«La plus secrète mémoire des hommes» de l’auteur multiprimé Mohamed Mbougar Sarr

«La plus secrète mémoire des hommes» de l’auteur multiprimé Mohamed Mbougar Sarr

Sur les traces d’un Rimbaud nègre dont l’œuvre trouve un écho en nous

Publié le 1 juin 2023 par Éric Dumais

Crédit photo : Antoine Tempé @ Gracieuseté Philippe Rey

Même s’il confiait à TV5 Monde que l’obtention d’un prix comme le Goncourt ne change pas grand-chose dans la vie d’un écrivain qui aspire à le rester, notamment parce qu’il vit avec «la même angoisse, la même peur, la même crainte et la même exigence envers soi», Mohamed Mbougar Sarr salue néanmoins «ce grand événement littéraire», pour reprendre ses mots, qui lui a permis d’élever «La plus secrète mémoire des hommes» au rang de ses écrits qui rendent hommage à la littérature elle-même et à la notion de partage, qui est au cœur de ses racines les plus profondes. Pleins feux sur un roman qui m’a tour à tour émerveillé et déconcerté.

«Que [pèse] la question de l’écriture devant celle de la souffrance sociale?» – Diégane Latyr Faye

C’est un énigmatique récit que nous offre le romancier d’expression française Mohamed Mbougar Sarr, né au Dakar en 1990, avec La plus secrète mémoire des hommes, un roman d’apprentissage qui flirte avec brio avec les codes du roman d’aventures, du roman existentialiste et du polar. Cette parution de 2021 fait suite, sans être liée d’aucune façon, à De purs hommes (Philippe Rey/Jimsaan, 2018), une dénonciation crue et sincère sur l’homophobie au Sénégal.

Si l’histoire de base qui m’a été racontée est pourtant claire comme l’eau de roche – elle est en effet inspirée librement de l’histoire vraie du Malien Yambo Ouologuem, accusé de plagiat avec son livre Le Devoir de violence, à l’instar de T.C. Elimane, dont il adopte les traits ici avec Le Labyrinthe de l’inhumain – j’ai pourtant bien du mal à vous la résumer simplement, tellement la multitude de voix m’a étourdit plus d’une fois, en plus de m’éloigner, avec regret, de Diégane Latyr Faye, auquel je commençais à peine à m’attacher.

C’est qu’il faut apprendre à se laisser aller pour apprécier pleinement cette œuvre chorale qui ne se rattache à aucun protagoniste en particulier. Et surtout, il ne faut pas avoir peur d’être déstabilisé∙e devant tous ces dédales de couloirs narratifs, symbolisés ici par des lettres, des extraits de journaux et des retours en arrière, qui nous rapprochent graduellement de la lumière.

Je m’essaie tout de même à faire la lumière sur cette drôle d’histoire…

L’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr. Photo: Philippe Rey @ Tous droits réservés

La plus secrète mémoire des hommes lève le voile sur Diégane Latyr Faye, aspirant écrivain sénégalais vivant à Paris. De fil en aiguille, et de discussions en discussions au sein de son cercle d’auteurs africains, ce dernier développera une réelle obsession face à l’ouvrage Le labyrinthe de l’inhumain, paru en 1938 chez Gemini, «livre fantôme dont l’auteur [semble] n’avoir été qu’un craquement d’allumettes dans la profonde nuit littéraire», de même que son auteur, celui qu’un critique de L’Humanité, lors d’un coup de langue bien envoyé, a surnommé le «Rimbaud nègre», et dont on a perdu la trace depuis le scandale qu’a connu son œuvre l’année de sa parution.

Peu de temps après, lors d’une rencontre déterminante avec l’écrivaine africaine Siga D. que Faye surnomme l’Araignée-Mère, celle-ci lui prêtera sa copie du Labyrinthe de l’inhumain, générosité qui lui coûte beaucoup, car c’est ce qu’elle «possède sans doute de plus précieux», et c’est à ce moment précis que Diégane Latyr Faye est comme transit, frappé d’un électro-choc. De Paris à Dakar, d’Amsterdam à Buenos Aires, vous serez entraînés, comme je l’ai été, sur les traces de cet énigmatique T.C. Elimane. Et au passage, vous croiserez des figures clés de la littérature du XXe siècle, dont Witold Gombrowicz et l’Argentin Ernesto Sábato.

«Qui était-il? Un écrivain absolu? Un plagiaire honteux? Un mystificateur génial? Un assassin mystique? Un dévoreur d’âme? Un nomade éternel? Un libertin distingué? Un enfant qui cherchait son père? Un simple exilé malheureux, qui a perdu ses repères et s’est perdu? Qu’importe, au fond. C’est autre chose que j’aime en lui», s’interroge Siga D.

Sinon, vous devez vous demander de quoi parle ce fameux Labyrinthe de l’inhumain, n’est-ce pas? Réflexe tout à fait naturel, soyez rassuré∙e! Et vous avez bien raison de vous poser la question. Cela dit, je vous laisse le découvrir par vous-même, car ce n’est pas là que réside l’essence même de La plus secrète mémoire des hommes.

Entre philosophie, métaphysique et histoire, l’auteur effleure du bout des doigts des sous-thèmes qui lui sont chers, comme le colonialisme, la Shoah, le djihadisme et plus encore, en plus d’offrir «une métaphore sur l’idée [qu’il se fait] de l’art du roman», comme il l’a si bien exprimé lors d’un entretien pour Acfas Magazine.

En somme, La plus secrète mémoire des hommes est une œuvre qui va à contre-courant de l’idée même qu’on se fait d’une fiction. Et c’est exactement pour cela que j’ai été tour à tour émerveillé et déconcerté à la fois. Je suis ressorti de cette lecture étourdi, comme à bout de souffle et de mots, à l’instar d’un homme qui a enfin trouvé la sortie du labyrinthe dans lequel il était piégé. Et la lumière fut.

«Il vaut mieux ne pas écrire si tu n’as pas l’ambition de faire trembler l’âme d’une personne», a confié Chérif, ami de Diégane Latyr Faye, à un moment du récit, offrant ainsi, à mon sens, une belle métaphore du pouvoir magnétique que peut avoir la littérature sur les esprits. Mohamed Mbougar Sarr, si on prend ces mots au pied de la lettre, peut donc poursuivre dans cette voie qui lui sied si bien.

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