LittératureDans la tête de
Crédit photo : Pascal Ito
«Paradis perdus»: du néolithique au Déluge
Avant d’ouvrir pour la première fois Paradis perdus et sa couverture visuellement tape-à-l’œil, détail de l’œuvre Adam et Ève au paradis terrestre de Johann Wenzel Peter, tome un de sa saga, je n’avais jusqu’à présent lu aucun ouvrage d’Éric-Emmanuel Schmitt. Ni ses œuvres de fiction ni celles qu’il a écrites pour le théâtre et qui lui ont valu un titre honorifique qu’il partage d’ailleurs avec Dany Laferrière, auteur et académicien bien de chez nous.
D’emblée, et c’est d’ailleurs la première fleur que j’oserais lancer à Schmitt, j’ai été happé par la fluidité de son écriture, qui coule naturellement comme l’eau translucide d’un ruisseau. Son utilisation d’un vocabulaire riche et savant – certaines mauvaises langues lui ont d’ailleurs reproché d’en faire trop. Pour ma part, je n’ai pas de critique virulente à lui faire, mis à part la surutilisation du «qui» dans une énonciation, manie de style soutenu que je trouve indigeste, mais ça, c’est personnel – parsème son écriture d’une étincelle d’intelligence qui ravira les amoureux de la langue française et de l’histoire avec un grand H.
Ce qui m’a avant tout fasciné, c’est son talent à créer des scènes vivantes qui prennent forme dans notre esprit, signe que cette odyssée à travers les âges a tout le potentiel d’être adaptée au cinéma en plusieurs volets.
Paradis perdus, c’est ce tome inaugural qui lance cette aventure prodigieuse à travers les âges de l’humanité. Dès le moment où j’ai fait la connaissance de Noam, fils de Pannoam, attachant protagoniste qui porte déjà en lui l’étoffe d’un dirigeant, j’ai été catapulté dans le temps de huit mille ans, «dans un village lacustre, au cœur d’une nature paradisiaque», comme l’indique la quatrième de couverture.
À force de recherches assidues – connaissances que le protagoniste se plaît d’ailleurs à nous partager en notes de bas de page tout au long de l’aventure – Éric-Emmanuel Schmitt a réussi à poser un cadre qui paraît en tous points réaliste.
L’auteur, aujourd’hui âgé de 63 ans, m’a plongé à une époque tellement lointaine, où l’homme vivait en autarcie à des années-lumière de l’individualisme qui est dorénavant la «plaie d’Égypte» de notre société moderne. De fait, au néolithique, les gens vivaient en communauté, procréaient à qui mieux mieux pour s’assurer une descendance, défendaient solidairement leur clan des envahisseurs, se servaient des médicaments et des plantes mis à leur disposition pour se guérir de mille maux, et l’une de leurs plus grandes fiertés, c’était bien celle d’évoluer au cœur d’une nature luxuriante où il fait bon vivre.
Et ça, c’était bien avant que l’homme industrialisé mette sa patte sur tout pour dessiner le monde à sa manière dans l’unique but d’assouvir ses idées de grandeur!
Au-delà de cette histoire d’aventures et d’amour fort touchante – l’idylle entre Noam et Noura devient, au fil des pages, une passion sans commune mesure à l’instar de Sam et Isabelle dans la romance de Douglas Kennedy – j’ai été fasciné par la galerie de personnages attachants qui fourmillent dans ce microcosme d’un temps révolu.
Pannoam, père de Noam et chef du village; Elena, douce mère; Tibor, guérisseur; Noura, fille de ce dernier et bien-aimée de Noam; Barak, oncle sauvageon, Derek, demi-frère et vengeur par excellence; Mina, amante tiède et première épouse; Tita, amante chasseresse qui tombera enceinte de Noam, et j’en passe.
Amélie Nothomb dans Le sabotage amoureux disait: «Sans ennemi, l’être humain est une pauvre chose. Sa vie est une épreuve, un accablement de néant et d’ennui». Bien sûr, l’autrice belge grossit les traits, mais reste qu’elle a en quelque sorte raison sur le fond et que sa pensée résume bien l’histoire d’Éric-Emmanuel Schmitt. Car c’est vrai de vrai: des péripéties vont créer une vague de rebondissements, sans mauvais jeu de mots!, pour rythme ce récit vers sa finale inéluctable…
«Une vague géante, plus haute qu’une montagne, sortait de l’horizon béant et se précipitait sur nous, résolue à nous engloutir».
L’immortalité comme laissez-passer à travers les âges
À ce stade-ci, je sens qu’une question vous titille: comment se fait-il que la passion amoureuse qui unit Noam et Noura perdure à travers les différents tomes? Car l’humain, par sa nature, est mortel; alors comment se fait-il que ces deux-là ne soient pas rattrapés par le passage du temps? Vous avez bien raison de vous poser la question.
C’est que, voyez-vous, pendant le Déluge, Noam et ses villageois en relative sécurité sur une maison flottante – clin d’œil à l’Arche de Noé! – vont voguer vers l’horizon, laissant derrière eux le village auquel ils étaient si attachés. Un soir, alors qu’une remarque de Derek sur les infidélités de Noam blesse Noura au plus profond de son âme – son amante Tita tombera enceinte d’un garçon lors de leurs ébats, c’est pour ça! – le trio se retrouve sur une minuscule île perdue sur le Lac par un malheureux concours de circonstances. Et sans prévenir, la foudre s’abat sur eux. Bam. Ils meurent sur le coup. Mais ils finiront par se réveiller et réaliser qu’un changement radical a opéré depuis l’incident: ils ne vieillissent plus et leur corps se répare de ses blessures.
Voilà, je m’arrête ici avant de trop en révéler. Je préfère que la surprise reste intacte. Vous en savez juste assez sur Paradis perdus pour vous lancer à votre tour dans cette aventure littéraire!
«La Porte du ciel»: Babel et les découvertes historiques sur l’orient ancien
Je l’avoue, j’ai été assez déstabilisé par ce deuxième volume, car Éric-Emmanuel Schmitt m’a fait vivre une aventure plus civilisée, certes, mais aussi plus sanglante et à mille lieues de la précédente.
L’avantage, c’est que j’ai pu y apprivoiser une période historique avec laquelle j’avais jusqu’alors peu d’affinités, et surtout j’ai bien réalisé que la recherche de pouvoir et le désir de grandeur chez l’homme ne datent pas d’hier, hélas!
Nul besoin de vous dire que les retrouvailles entre Noam et Noura, dès l’ouverture, sont plus qu’émouvantes, parce qu’inespérées – après tout, l’un d’eux a été sacrifié et aurait normalement dû être mort sans l’aide de l’autre – et leurs étreintes passionnées, voire animales, sont bel et bien la preuve qu’ils sont toujours vivants et plus amoureux que jamais.
Mais si j’avais deviné que le destin pouvait être aussi imprévisible et cruel. Éric-Emmanuel Schmitt me réservait une surprise de taille…
«Où es-tu, Noura?»
Loin de la végétation luxuriante du néolithique, Noam et Noura, dans ce nouveau chapitre, se mettent donc en route vers le Pays des Eaux douces, celui qu’on appelle la Mésopotamie, «où se produisent des événements inouïs, rien de moins que la domestication des fleuves, l’irrigation des terres, la création des premières villes, l’invention de l’écriture, de l’astronomie.»
Malencontreusement, Noam et Noura seront à nouveau séparés… Un événement vient heurter le cœur de Noam, qui se retrouve sans sa belle, avec la certitude qu’elle a été kidnappée par des soldats. Il se met alors à sa recherche en direction de Babel, ville souvent identifiée à Babylone et qui est rapportée dans le Livre de la Genèse peu après l’épisode du Déluge.
Sur sa route, des gens l’avisent qu’un tyran, le terrible Nemrod, surnommé le roi-chasseur, règne sur les descendants de Noé et se sert de l’esclavage pour bâtir la plus haute tour jamais conçue, d’où l’allusion à la «porte du ciel» dans le titre!
Et on dit aussi qu’il a la fâcheuse habitude d’envoyer ses soldats enlever les plus jolies femmes des villages avoisinants afin de les emmener dans son luxueux palais pour en disposer comme bon lui semble. Serait-ce le cas de Noura?
«Il y a un roi, un très grand roi, loin de chez nous, sur une terre de soleil, un roi qui a bâti Babel, un village gigantesque, le plus vaste qu’on ait vu. Il s’appelle Nemrod».
À ce stade-ci, je vous épargne les détails de son arrivée à Babel et les rencontres et conflits qui s’ensuivront, mais vous devez savoir que Noam adoptera le nom de Naram-Sin et qu’il deviendra le guérisseur attitré de la reine Kubaba, opposante féroce mais attachante du roi Nemrod.
«Où es-tu, Noura?» Voilà une interrogation qui tournera en boucle dans la tête de Noam. C’est pourquoi il devra s’infiltrer en douce dans le palais de Nemrod pour délivrer sa bien-aimée…
Mais une série d’événements plus grands que nature, mettant en scène la reine Kubaba et le roi Nemrod, lui mettront des bâtons dans les roues, fragilisant ses chances de délivrer Noura des griffes de Derek alias Nemrod, de même que Babel, la magnifique, et l’espoir que le peuple hébreu s’en sorte vivant.
Même si j’ai trouvé que l’absence de Noura pesait lourdement sur l’atmosphère globale de ce récit et que les péripéties tournaient par moments en boucle, pour moi, ce deuxième tome est une suite plutôt réussie de Paradis perdus, qui reste la mise en bouche parfaite et sans fioritures de cette fameuse Traversée des temps, qui se poursuit au sein d’une parenthèse énigmatique en Égypte ancienne avec Soleil noir.
«Soleil noir»: l’Égypte ancienne et la découverte de Memphis
«L’amour a inventé la solitude. Si je n’avais pas adoré Noura, je ne me serais jamais senti frustré, désœuvré, malheureux». – Noam
Plus récent tome à se retrouver en librairie, Soleil noir est l’un des plus ambitieux de cette Traversée des temps, car non seulement l’histoire évolue et se complexifie alors qu’une myriade d’anciens et de nouveaux personnages font leur entrée en scène, mais la relation entre Noam et Noura reprend forme, se déchire, se partage, s’effrite…
L’Égypte demeure une civilisation mystérieuse ayant prospéré durant près de trois mille ans, et on peut dire qu’Éric-Emmanuel Schmitt était face à un terrain de jeu pour le moins fascinant et complexe à la fois!
L’auteur, particulièrement dans cet ouvrage, a été gourmand en notes de bas de page, parsemant plus qu’à son habitude son récit de théories et d’explications sur les us et coutumes des Égyptiens. Les mordus d’histoire seront ravis de s’instruire tout en lisant, comme il était d’usage dans les deux tomes précédents également, alors que les autres les liront très certainement en diagonale pour se replonger plus vite le nez dans le récit.
Pour ma part, la civilisation égyptienne m’a toujours fasciné et, depuis le début de la Traversée des temps, je trouve intéressante l’idée que ce soit Noam, vivant aujourd’hui à notre époque contemporaine, qui raconte la (longue) histoire de sa vie, tout en exprimant le savoir accumulé au fil des âges. J’avais omis de vous partager ce précieux détail, ma foi!
Ainsi qu’un autre détail qui rajoute une couche supplémentaire au fil narratif du récit: comme c’est Noam qui raconte l’histoire de sa vie, nous avons aussi droit à celle racontée au présent, qui crée un saut dans le temps fort intéressant, d’autant plus qu’Éric-Emmanuel Schmitt se sert de cet intermède pour parler, au passage, des enjeux sociaux, politiques et environnementaux qui secouent notre planète, et ce, aux quatre coins du globe.
Ah! Et vous reconnaîtrez un sosie d’une certaine Greta Thunberg à un moment… je n’en dis pas plus!
Derek, cet ennemi juré (encore et toujours)
Revenons à nos moutons. Dès que j’ai ouvert les pages de ce troisième chapitre, j’avais la tête pleine de nouvelles interrogations: Noam et Noura, ces amants unis par l’amour, le vrai, réussiront-ils à couler à nouveau des jours heureux ensemble? Qu’est-il advenu de Derek après l’écroulement de la tour de Babel, symbole de sa virilité arrachée? Et qu’est-ce que l’Égypte des Pharaons leur réserve à notre trio?
Après avoir été sensible à la cause de Derek dans Paradis perdus, après l’avoir détesté en vrac dans La porte du ciel, je redoutais ce moment fatidique où Noam croiserait à nouveau la route de ce demi-frère aux doigts palmés, comme lui, et qui est devenu au fil du temps son pire ennemi, celui qu’il désire réduire en cendres afin d’être délivré du Mal.
Mais peut-on se défaire de l’emprise d’un être devenu comme lui immortel?
Dans Soleil noir, Noam, en bon nomade maintenant, a toujours l’espoir de finir ses jours aux côtés de Noura, et par chance, il se mettra en route en sa compagnie sur le chemin du Nil, là où le «dieu fleuve s’étend là-bas, très loin, du côté du soleil couchant».
Mais une série d’événements en décideront autrement, et Noam sera jeté dans le Nil avant de se réveiller sur une île, nu comme un vers, devant des guérisseuses, des gardiennes, des prostituées, il ne sait comment les nommer.
Tout ce qu’il sait, c’est qu’il est épris de raideurs et privé de l’amour de sa vie, à nouveau.
À un jet de pierres du Sphinx, il fait la rencontre de Paquen, un sympathique gaillard et bon vivant qui voit en lui un potentiel de gagner sa croûte. Ainsi, faute de mieux, il accepte volontiers la proposition de ce dernier: procurer du plaisir à des femmes riches, chose que Noam, en bon amant au lit, est amplement capable d’offrir!
C’est ainsi qu’il se fera offrir une opportunité en or, quoique…: devenir le privilégié de Néférou, fille de Pharaon, celui qu’on nomme Méri-Ouser-Rê et que Noam soupçonne d’être en réalité Derek.
«Celui que tu cherches, tu le trouveras ici, à Memphis. Et à Memphis, tu te lieras à celle que tu aimeras». Est-ce une bonne intuition? Je ne vous en dis pas plus!
Je vous le dis, la recherche de Noura ne laisse aucun répit à Noam, et heureusement qu’il croise la route de Méret, sœur violoniste de Paquen de laquelle il tombe éperdument amoureux, pour retrouver un semblant de vie normale. De cette façon, l’attente est moins pénible, et il peut se rassurer en se disant qu’il retrouvera sa bien-aimée un jour ou l’autre… ou dans une autre vie, qui sait?